ISTANBUL – Le Parti de la justice et du développement (AKP) au pouvoir en Turquie échappe à la dissolution mais perd la moitié de son financement public. La Cour constitutionnelle a lancé “un avertissement sérieux” mercredi à cette formation politique, soupçonnée de vouloir islamiser la très laïque Turquie.
Le procureur de la cour de Cassation Abdurrahman Yalcinkaya avait demandé l’interdiction de l’AKP en mars, au motif qu’elle voudrait porter atteinte au principe de laïcité inscrit dans la Constitution turque. A l’appui de ses accusations, il citait notamment la tentative du gouvernement de faire autoriser le port du foulard islamique dans les universités. La Cour constitutionnelle a rejeté ce projet de loi, jugé incompatible avec la laïcité.
M. Yalcinkaya suggérait aussi d’interdire au Premier ministre Recep Tayyip Erdogan et 70 autres membres de sa formation, dont le président Abdullah Gul, d’adhérer à un quelconque parti politique pendant cinq ans.
A l’issue de trois jours de délibérations, le procureur n’a pas obtenu gain de cause, mais l’AKP a senti le vent du boulet: six des onze juges de la Cour ont demandé son interdiction, quand il en fallait sept pour que leur avis l’emporte. “Cette décision est un avertissement, un avertissement sérieux”, a lancé le président de la Cour constitutionnelle, Hasim Kilic, estimant que “les réformes législatives et constitutionnelles nécessaires pour répondre aux critères des démocraties modernes ne sont pas réalisées”.
La Cour a interdit une bonne vingtaine de partis politiques depuis sa création en 1963, mais jamais une formation aussi populaire que l’AKP.
Une interdiction de l’AKP, grand vainqueur des élections l’an dernier, aurait aggravé la crise politique que traverse ce pays laïque à majorité musulman et terni son image de démocratie, quelques jours seulement après la mort de 17 personnes dimanche à Istanbul dans un attentat imputé à la rébellion kurde, qui dément. Les dirigeants de l’Union européenne avaient déclaré que le rôle de l’AKP dans la vie politique devait être déterminé par les urnes et non par les tribunaux. Or la Turquie, membre de l’OTAN, ne désespère pas d’intégrer l’UE un jour.
La décision de la Cour constitutionnelle est le dernier épisode en date de la bataille opposant le camp de Recep Tayyip Erdogan, qui se veut l’équivalent musulman des mouvements démocrates-chrétiens européens, aux classes dirigeantes séculières soutenues par l’armée et les institutions judiciaires depuis la révolution kémaliste des années 1920. Le président de la Cour constitutionnelle a d’ailleurs appelé les dirigeants politiques à rechercher le consensus et l’apaisement.
De son côté, le vice-président de la principale formation d’opposition, le Parti populaire républicain (CHP), a noté qu’une majorité de juges s’accordaient à considérer l’AKP comme un foyer d’activités anti-séculières. Si l’AKP “tire la leçon de cette décision, pas de problème, mais sinon, la Turquie plongera une fois de plus dans le chaos”, a estimé Mustafa Ozyurek.
Selon la chaîne de télévision CNN-Turk, dix des onze magistrats ont voté pour la suppression des subventions publiques à l’AKP, ce qui représenterait une perte d’environ 22 millions de livres turques (12,1 millions d’euros) pour la formation cette année.
Le conflit entre le gouvernement et l’opposition séculière a connu une nouvelle escalade l’an dernier avec la candidature d’Abdullah Gul à la présidence et la menace d’intervention de l’armée, coutumière des coups d’Etat par le passé, en tant que gardienne de la laïcité. La justice prépare d’ailleurs le dossier d’anciens officiers accusés d’avoir voulu renverser le gouvernement.
Voir aussi:
Turquie – Demande d’interdiction du parti au pouvoir pour activités anti-laïques
Si la laïcité recule en Turquie, les droits des femmes reculeront, par Ozer Aksoy
Du voile, de la charia et de la démocratie