Vu la récente déclaration de l’Archevêque de Cantorbéry que la charia est «inévitable» en Grande-Bretagne et que sa reconnaissance favoriserait la cohésion sociale – et le récent renversement par la Turquie de l’interdiction du voile dans les universités – nous affichons des extraits d’une décision marquante de la Cour européenne des droits de l’Homme rendue en 2001. La Cour a dissous un parti politique turc pour «atteinte au principe de laïcité» : il prônait entre autres la légalisation du voile et l’introduction de la charia.
Dans l’affaire Refah Partisi (Parti de la prospérité) contre Turquie, la Cour a jugé que le gouvernement turc avait eu raison de dissoudre le parti Refah Partisi.
Cette décision mentionne que la charia est incompatible avec la Convention européenne des droits de l’Homme (la «Convention»), et qu’un système multi juridique institue une discrimination entre les individus fondée sur leurs croyances religieuses, fonctionnant selon des règles religieuses différentes pour chaque communauté. La Cour a aussi conclu qu’un État peut dissoudre un parti politique dont les objectifs pourraient ne pas être compatibles avec la démocratie et les droits de l’homme, même si ces objectifs ne sont pas divulgués dans ses documents officiels.
Les déclarations des différents chefs politiques rapportées dans le jugement prennent aujourd’hui – à la lumière des récents développements en Turquie – un sens nouveau. On reste avec l’impression que la démocratie en Turquie est fragile. La décision de la Cour est aussi d’intérêt dans les débats actuels en Occident sur la laïcité, le voile, la charia, ainsi que l’apologie de la violence et du djihad par certains musulmans.
Retour sur les faits
Le Refah Partisi (R.P.) fut fondé le 19 juillet 1983. Le 28 juin 1996, le R.P. accéda au pouvoir en formant un gouvernement de coalition.
Le 21 mai 1997, le procureur général a saisi les tribunaux d’une action en dissolution du R.P. Il reprochait au R.P. de constituer un «centre d’activités contraires au principe de laïcité». La Cour constitutionnelle turque lui a donné raison et a dissous le parti. La Cour européenne des Droits de l’Homme a confirmé la décision.
Les faits suivants étaient allégués au soutien de la demande de dissolution du R.P.:
Port du foulard
Le président du R.P., Necmettin Erbakan, avait encouragé le port du foulard islamique dans les établissements publics et scolaires. Le 10 octobre 1993, lors de la quatrième Assemblée générale ordinaire du parti, il avait tenu les propos suivants :
(…) lorsque nous étions au gouvernement, pendant quatre ans, le fameux article 163 du code de la persécution (du supplice) n’a jamais été appliqué, contre aucun enfant de la patrie. A notre époque, il n’a jamais été question d’hostilité au port du voile (…).
Dans son discours du 14 décembre 1995, précédant aux élections législatives, il avait déclaré ce qui suit :
(…) les recteurs d’université vont s’incliner devant le voile quand le R.P. sera au pouvoir.
Or, manifester ainsi sa religion équivalait à faire pression sur les personnes qui ne suivaient pas cette pratique et créait une discrimination fondée sur la religion ou les croyances. Cette conclusion était renforcée par la jurisprudence de la Commission européenne des Droits de l’Homme concernant le port du foulard dans les universités.
Système multi juridique
Le système multi juridique proposé par Erbakan ne concernait nullement la liberté de conclure des contrats, comme le prétendait le R.P., mais tentait d’établir une distinction entre les citoyens en fonction de leur religion et de leurs croyances et envisageait l’instauration d’un régime théocratique. Le 23 mars 1993, M. Erbakan avait prononcé le discours suivant devant l’Assemblée nationale :
(..) tu vivras d’une manière conforme à tes convictions. Nous voulons que le despotisme soit aboli. Il doit y avoir plusieurs systèmes juridiques. Le citoyen doit pouvoir choisir lui-même le système de droit qui lui convient, dans le cadre des principes généraux. Cela a d’ailleurs déjà existé dans notre histoire. Dans notre histoire, il y a eu divers courants religieux. Chacun a vécu conformément aux règles juridiques de sa propre organisation, ainsi tout le monde vivait en paix. Pourquoi serais-je donc obligé de vivre selon les normes d’un autre? Le droit de choisir son propre système juridique fait partie intégrante de la liberté de religion.
Par ailleurs, M. Erbakan avait tenu les propos suivants le 10 octobre 1993 lors d’une assemblée de son parti :
(…) nous allons garantir tous les droits de l’homme. Nous allons garantir à chacun le droit de vivre comme il l’entend, de choisir le système juridique qu’il préfère. Nous allons libérer l’administration du centralisme. L’État que vous avez instauré est un État de répression, pas un État au service de la population. Vous ne donnez pas la liberté de choisir son droit. Quand nous serons au pouvoir, le musulman se mariera devant le mufti, s’il le souhaite, et le chrétien se mariera à l’église, s’il le préfère.
Le système multi juridique que M. Erbakan préconise dans ses discours prend sa source dans la pratique instaurée dans les premières années de l’Islam, par l’accord dit de Médine selon lequel les communautés juives et païennes avaient le droit de vivre selon leurs propres systèmes juridiques, et non selon les lois islamiques. Certains penseurs et politiciens islamistes, se fondant sur l’accord de Médine, proposent de vivre ensemble et de trouver la paix sociale en reconnaissant à chaque groupe religieux la liberté de choisir son propre ordre juridique. Depuis la fondation du parti politique de Nizam en 1970 (dissous par arrêt du 2 mai 1971), M. Erbakan aspire à instaurer un système multi juridique à la place de l’ordre juridique unique, et ainsi à détruire l’unité législative et judiciaire, les conditions de la laïcité et le sentiment national.
Appel à l’instauration d’un régime théocratique, par la force s’il le faut
M. Erbakan avait en outre tenu un discours le 13 avril 1994, devant le groupe parlementaire du R.P., dans lequel il prônait l’instauration d’un régime théocratique, si nécessaire, par la force:
Le deuxième point important est ceci: Refah viendra au pouvoir, l’ordre social juste «adil düzen» sera établi. Quelle est la question à se poser? C’est celle de savoir si ce changement se fera dans la violence ou de façon pacifique, s’il ne sera pas sanglant. J’aurais aimé ne pas avoir à employer ces termes, mais face à tout cela, face au terrorisme, et pour que tout le monde puisse clairement voir la réalité, je me sens obligé de les employer. A ce jour, la Turquie a une décision à prendre. Le Parti Refah établira l’ordre juste, cela est certain. Mais le passage sera-t-il pacifique ou violent, se fera-t-il en douceur ou dans le sang, les soixante millions de citoyens doivent prendre position sur ce point.
Appel au Djihad
Le député du département de Rize, Şevki Yılmaz, dans un discours public, avait clairement appelé la population à déclencher la guerre sainte (djihad) et avait défendu l’instauration de la loi islamique. Dans son discours public d’avril 1994, il déclara ce qui suit :
Nous allons absolument demander des comptes à ceux qui se détournent des préceptes du Coran, de ceux qui privent le messager d’Allah de sa compétence dans leur pays.
Dans un autre discours public, tenu toujours en avril 1994, Şevki Yılmaz s’était exprimé ainsi :
«Dans l’au-delà, vous serez convoqués avec les dirigeants que vous aurez choisis dans cette vie. (…) Avez-vous donc examiné dans quelle mesure le Coran est appliqué dans ce pays ? Moi, j’ai fait le compte. Seules 39 % des règles du Coran sont appliquées dans ce pays. 6 500 versets sont jetés aux oubliettes (…) Tu fondes une école coranique, tu construis un foyer, tu subventionnes la scolarisation d’un enfant, tu enseignes, tu prêches. (…) Tout cela ne fait pas partie du chapitre du djihad, mais de celui des amel-i salih (activités de la période de paix). On appelle djihad la quête du pouvoir pour l’avènement de la justice, pour la propagation de la justice, pour la glorification de la parole d’Allah. Allah ne voyait pas dans cette tâche une notion politique abstraite, il l’a confiée aux guerriers (cahudi). Qu’est-ce que cela signifie ? Que cela se fait sous la forme d’une armée !
Le commandant est identifié (…) La condition à remplir avant la prière (namaz) est l’islamisation du pouvoir. Allah dit que, avant les mosquées, c’est le chemin du Pouvoir qui doit être musulman (…) Ce n’est pas le fait de dresser des voûtes dans les lieux de prière qui vous mènera au paradis. Car Allah ne demande pas si dans ce pays tu as construit des voûtes. Il ne le demandera pas. Il te demandera si tu as atteint un niveau suffisant (…) aujourd’hui, si les musulmans ont cent livres, ils doivent en consacrer trente aux écoles coraniques, pour former nos enfants, filles et garçons, et les soixante livres qui restent doivent être attribués aux établissements politiques qui vont vers le pouvoir.
Allah a demandé à tous ses prophètes de lutter pour le pouvoir. Vous ne pouvez pas me citer une seule personne d’un courant religieux qui ne lutte pas pour le pouvoir. Je vous le dis, si j’avais autant de têtes que j’ai de cheveux, même si chacune de mes têtes devait m’être arrachée sur la voie du Coran, je n’abandonnerais pas ma cause… La question qu’Allah va vous poser est la suivante : «pourquoi, du temps du régime blasphématoire, n’as-tu pas travaillé à la construction d’un État islamique ?» Erbakan et ses amis veulent amener l’Islam dans ce pays, sous la forme d’un parti politique. Le procureur l’a bien compris. Si nous pouvions le comprendre comme lui, le problème serait réglé. Même Abraham le Juif a compris que dans ce pays, le symbole de l’Islam c’est le Refah. Celui qui incite la communauté musulmane (cemaat) à s’armer avant que le pouvoir politique soit aux mains des musulmans, est un ignorant, ou bien c’est un traître, qui est dirigé par d’autres. Car aucun des prophètes n’autorise la guerre avant de gagner l’État (…) Le Musulman est intelligent. Il ne montre pas de quelle manière il va battre son ennemi. L’état-major dicte, le soldat applique. Si l’état-major révèle son plan, il revient aux commandants de la communauté musulmane de faire un nouveau plan. Notre mission n’est pas de parler, mais d’appliquer le plan de guerre, en qualité de soldat de l’armée (…)».
Discrimination entre croyants et non-croyants
Le député du R.P. pour le département d’Ankara, Hasan Hüseyin Ceylan, lors d’un discours prononcé en public (le 14 mars 1993) et d’une interview télévisée (réalisée en 1992 et retransmise le 24 novembre 1996), avait encouragé la discrimination entre les croyants et les non-croyants, et avait prédit que les tenants de l’application de la Charia, s’ils s’emparaient du pouvoir politique, allaient anéantir les non-croyants :
Cette patrie est à nous, mais pas le régime, chers frères. Le régime et le kémalisme appartiennent à d’autres. (…) La Turquie sera détruite, Messieurs. On demande : la Turquie pourrait-elle devenir comme l’Algérie ? De la même manière que là-bas, nous avons obtenu 81 % des votes, ici aussi, nous atteindrons les 81 %, nous n’en resterons pas aux 20 %. Ne vous acharnez pas en vain, je m’adresse à vous, à ceux (…) de l’Occident impérialiste, de l’Occident colonisateur, de l’Occident sauvage, à ceux qui, pour s’unir avec le reste du monde, se font les ennemis de l’honneur et de la pudeur, ceux qui s’abaissent au rang du chien, au rang du chiot, afin d’imiter l’Occident, au point de mettre un chien entre les jambes de la femme musulmane. C’est à vous que je m’adresse, ne vous acharnez pas en vain, vous crèverez entre les mains des habitants de Kırıkkale.
(…) l’armée dit: «nous acceptons que vous soyez partisan du PKK, mais partisan de la Charia, ça, jamais». Eh bien, ce n’est pas avec cette tête-là que vous résoudrez le problème. Si vous voulez la solution, c’est la Charia.
Le R.P. avait assuré l’élection de cette personne comme député à la Grande Assemblée nationale de Turquie et avait diffusé, au sein de ses structures locales, les bandes vidéo de ce discours et de cette interview.
Un régime basé sur la charia
Le vice-président du R.P., Ahmet Tekdal, avait indiqué, dans un discours prononcé en 1993 lors d’un pèlerinage en Arabie saoudite et retransmis par une chaîne télévisée en Turquie, qu’il préconisait l’instauration d’un régime basé sur la Charia :
Dans les pays où le régime parlementaire est en vigueur, si le peuple n’est pas assez conscient, s’il ne déploie pas assez d’efforts pour l’avènement de hak nizami [l’ordre juste ou l’ordre de Dieu], il y a deux calamités qui l’attendent : la première, ce sont les renégats qu’il devra affronter. Il sera tyrannisé par eux et finira par disparaître. La deuxième, c’est qu’il ne pourra pas rendre des comptes à Allah, puisqu’il n’aura pas œuvré pour l’instauration de «hak nizami». Ainsi, il périra aussi. Vénérables frères, notre devoir est de déployer les efforts nécessaires, afin d’instaurer le système de justice, en prenant en considération ces subtilités. L’appareil politique qui veut instaurer «hak nizami» en Turquie se nomme le Parti de Refah.
Incitation à la haine
Le 10 novembre 1996, le maire du département de Kayseri, Şükrü Karatepe, avait invité la population à renoncer à la laïcité et avait demandé aux auditeurs de «préserver leur haine» jusqu’au changement de régime, dans les termes suivants :
Les forces dominantes disent «ou bien vous vivez à notre manière, ou bien nous allons semer la discorde et la corruption chez vous». De ce fait, même les ministres du Parti de Refah n’osent pas révéler leur vision du monde au sein de leur ministère. Ce matin, moi aussi, j’ai assisté à une cérémonie, du fait de mon titre officiel. En me voyant ainsi vêtu, avec toute cette parure, ne croyez surtout pas que je suis laïque. Dans cette période où notre croyance n’est pas respectée, qu’elle est blasphémée, c’est malgré moi que j’ai dû assister aux cérémonies. Le Premier ministre, les ministres, les députés, peuvent avoir certaines obligations. Mais vous, vous n’avez aucune obligation. Ce système doit changer. Nous avons attendu, nous attendrons encore un peu. Voyons ce que l’avenir nous réserve. Que les musulmans préservent la hargne, la rancune, la haine qu’ils ont en eux.
M. Karatepe avait été condamné au pénal pour avoir incité la population à la haine fondée sur la religion.
Incitation à la violence et instauration de la charia
Le député du R.P. pour le département de Şanlıurfa, İbrahim Halil Çelik, avait tenu le 8 mai 1997, à l’Assemblée nationale, des propos favorables à l’instauration d’un régime fondé sur la Charia, et à des actes de violence tels que ceux qui avaient cours en Algérie:
« Si vous tentez de fermer les écoles İmam Hatip pendant le gouvernement de Refah, le sang va couler. Ce serait pire qu’en Algérie. Moi aussi, je voudrais que le sang coule. C’est ainsi qu’arrivera la démocratie. Et ce sera bien beau. L’armée n’a pas pu venir à bout des 3 500 membres du PKK. Comment viendrait-elle à bout des six millions d’islamistes ? S’ils pissent contre le vent, ils en auront plein la figure. Si l’on me frappe, je frapperai aussi. Je suis pour la Charia jusqu’au bout. Je veux instaurer la Charia ».
İbrahim Halil Çelik avait été exclu du parti un mois après l’introduction du recours en dissolution. Cette exclusion ne constituait vraisemblablement qu’une tentative d’éviter la sanction en question.
Le vice-président du R.P. et ministre de la Justice, Şevket Kazan, avait rendu visite à une personne qui se trouvait en détention provisoire pour activités contraires au principe de laïcité et lui avait ainsi marqué son soutien en sa qualité de ministre.
Sur la base des éléments de preuve présentés par le parquet, la Cour constitutionnelle constata que d’autres éléments confirmaient que le R.P. était au centre des activités contraires au principe de laïcité :
La télévision au service de la propagande
Necmettin Erbakan, dans un discours prononcé en public le 7 mai 1996, avait mis l’accent sur l’importance de la télévision comme instrument de propagande dans le cadre de la guerre sainte menée en vue d’instaurer l’ordre islamique:
(…) Un État sans télévision n’est pas un État. Si aujourd’hui avec votre cadre, vous vouliez instaurer un État, si vous vouliez instaurer une chaîne de télévision, vous ne pourriez même pas émettre pendant plus de vingt-quatre heures. Croyez-vous qu’il est aussi facile que ça d’instaurer un État ? C’est ce que je leur avais dit il y a dix ans. Je m’en souviens maintenant. Car aujourd’hui, les personnes qui ont une croyance, un public, une certaine vision du monde, ont, Dieu merci, une chaîne de télévision à elles. C’est un grand événement.
La conscience, le fait que la chaîne de télévision ait la même conscience dans toutes ses émissions, que l’ensemble soit harmonieux, revêt une très grande importance. On ne peut pas mener une cause sans l’appui de la télévision. D’ailleurs, aujourd’hui, on peut dire que la télévision joue le rôle de l’artillerie, ou bien des forces aériennes, dans le cadre du djihad, c’est à dire de la lutte pour la domination du peuple (…) on ne peut concevoir qu’un soldat occupe une colline avant que lesdites forces ne l’aient bombardée. C’est pour cette raison que le djihad d’aujourd’hui, ne peut être conduit sans la télévision. Donc, pour un sujet aussi vital, eh bien il faudra se sacrifier. Qu’est ce que cela peut faire, que nous sacrifions de l’argent ? La mort est proche de nous tous. Lorsque tout sera noir, après la mort, si vous voulez que quelque chose vous montre le chemin, sachez que cette chose, c’est l’argent que vous donnerez aujourd’hui, avec conviction, pour la chaîne Kanal 7. C’est pour vous le rappeler que je vous ai fait part d’un souvenir.
(…) C’est pour cela que, désormais, avec cette conviction, nous ferons vraiment tous les sacrifices, jusqu’à ce que ça fasse mal. Que ceux qui contribuent, avec conviction, à la suprématie de Hakk (Allah) soient heureux. Qu’Allah vous bénisse tous, qu’Allah accorde encore plus de succès à la Kanal.
Salutations.
Décret sur les heures de travail
Par décret du 13 janvier 1997, le comité des ministres (où les membres du R.P. étaient majoritaires), avait réorganisé les heures de travail dans les établissements publics en fonction du jeûne du Ramadan. Le Conseil d’État annula ce décret pour atteinte au principe de laïcité.
Décision de la Cour constitutionnelle
La Cour constitutionnelle fit observer que les dirigeants et les membres du R.P. utilisaient les droits et libertés démocratiques en vue de remplacer l’ordre démocratique par un système fondé sur la Charia. Selon la Cour, lorsqu’un parti politique poursuivait des activités visant à mettre fin à l’ordre démocratique et utilisait sa liberté d’expression pour appeler à passer à l’action dans ce sens, la Constitution et les normes supranationales de sauvegarde des droits de l’homme autorisaient sa dissolution.
Décision de la Cour européenne des Droits de l’Homme
La Cour observe que le R.P. a été dissous sur la base des déclarations et des prises de position de son président et de ses membres. Ses statuts et son programme ne sont pas entrés en ligne de compte. A l’instar des autorités nationales, la Cour s’appuiera donc sur ces déclarations et prises de position.
Les motifs de dissolution du R.P. peuvent être classés en trois groupes (i) ceux d’après lesquels le R.P. entendait instaurer un système multi juridique instituant une discrimination fondée sur les croyances, (ii) ceux selon lesquels le R.P. aurait voulu appliquer la Charia pour la communauté musulmane et (iii) ceux qui se fondent sur les références faites par les membres du R.P. au djihad, la guerre sainte, comme méthode politique.
Système multi juridique
La Cour estime que le système multi juridique, tel que proposé par le R.P., introduirait dans l’ensemble des rapports de droit une distinction entre les particuliers fondée sur la religion, les catégoriserait selon leur appartenance religieuse et leur reconnaîtrait des droits et libertés non pas en tant qu’individus, mais en fonction de leur appartenance à un mouvement religieux.
Selon la Cour, un tel modèle de société ne saurait passer pour compatible avec le système de la Convention européenne des droits de l’Homme, pour deux raisons :
D’une part, il supprime le rôle de l’État en tant que garant des droits et libertés individuels et organisateur impartial de l’exercice des diverses convictions et religions dans une société démocratique, puisqu’il obligerait les individus à obéir, non pas à des règles établies par l’État dans l’accomplissement de ses fonctions précitées, mais à des règles statiques de droit imposées par la religion concernée. Or, l’État a l’obligation positive d’assurer à toute personne dépendant de sa juridiction de bénéficier pleinement, et sans pouvoir y renoncer à l’avance, des droits et libertés garantis par la Convention.
D’autre part, un tel système enfreindrait indéniablement le principe de non-discrimination des individus dans leur jouissance des libertés publiques, qui constitue l’un des principes fondamentaux de la démocratie. En effet, une différence de traitement entre les justiciables dans tous les domaines du droit public et privé selon leur religion ou leur conviction n’a manifestement aucune justification au regard de la Convention, et notamment au regard de son article 14, qui prohibe les discriminations. Pareille différence de traitement ne peut ménager un juste équilibre entre, d’une part, les revendications de certains groupes religieux qui souhaitent être régis par leurs propres règles et, d’autre part, l’intérêt de la société toute entière, qui doit se fonder sur la paix et sur la tolérance entre les diverses religions ou convictions.
La charia
La Cour reconnaît que la Charia, reflétant fidèlement les dogmes et les règles divines édictées par la religion, présente un caractère stable et invariable. Lui sont étrangers des principes tels que le pluralisme dans la participation politique ou l’évolution incessante des libertés publiques. La Cour relève que, lues conjointement, les déclarations en question qui contiennent des références explicites à l’instauration de la Charia sont difficilement compatibles avec les principes fondamentaux de la démocratie tels qu’ils résultent de la Convention, comprise comme un tout.
Il est difficile à la fois de se déclarer respectueux de la démocratie et des droits de l’homme et de soutenir un régime fondé sur la Charia, qui se démarque nettement des valeurs de la Convention, notamment eu égard à ses règles de droit pénal et de procédure pénale, à la place qu’il réserve aux femmes dans l’ordre juridique et à son intervention dans tous les domaines de la vie privée et publique conformément aux normes religieuses. En outre, les déclarations qui concernent le souhait de fonder un «ordre juste» ou un «ordre de justice» ou «ordre de Dieu», lues dans leur contexte, même si elles se prêtent à diverses interprétations, ont pour dénominateur commun de se référer aux règles religieuses et divines pour ce qui est du régime politique souhaité par les orateurs. Elles traduisent une ambiguïté sur l’attachement de leurs auteurs pour tout ordre qui ne se base pas sur les règles religieuses. Selon la Cour, un parti politique dont l’action semble viser l’instauration de la Charia dans un État partie à la Convention peut difficilement passer pour une association conforme à l’idéal démocratique sous-jacent à l’ensemble de la Convention.
Référence au Djihad
La troisième catégorie de motifs de dissolution concerne la référence par certains membres du R.P. à la notion de djihad, qui se définit, dans son sens premier, comme la guerre sainte et la lutte à mener jusqu’à la domination totale de la religion musulmane dans la société. La Cour observe qu’une ambiguïté règne aussi dans la terminologie utilisée par certains orateurs – membres du R.P. – quant à la méthode à utiliser pour accéder au pouvoir politique. Bien que nul n’ait contesté devant la Cour que le R.P. a jusqu’ici mené son combat politique par des moyens légitimes, il reste que ses dirigeants, dans les discours litigieux, ont évoqué la possibilité du recours à la force afin de surmonter divers obstacles dans le chemin politique envisagé par le R.P. pour accéder au pouvoir et y rester.
S’il est vrai que les dirigeants du R.P. n’ont pas appelé dans des documents gouvernementaux à l’usage de la force et de la violence comme moyen politique, ils ne se sont pas concrètement désolidarisés en temps utile des membres du R.P. qui soutenaient publiquement le recours potentiel à la force contre des politiques qui leur étaient défavorables. Dès lors, les dirigeants du R.P. n’ont pas supprimé l’ambiguïté caractérisant ces déclarations quant à la possibilité de recourir aux méthodes violentes pour accéder au pouvoir et y rester.
La Cour constate également que les propos tenus par Hasan Hüseyin Ceylan, le député d’Ankara, dans son discours du 14 mars 1993 dont les bandes vidéo ont été diffusées au sein des structures locales du R.P., traduisaient une haine profonde envers ceux qu’il considérait comme des opposants au régime islamiste. La Cour estime à cet égard que lorsque le comportement incriminé atteint un niveau élevé d’insulte et se rapproche d’une négation de la liberté de religion d’autrui, il perd pour lui-même le droit d’être toléré par la société.
Conclusions de la Cour
La lecture des déclarations politiques en question donne globalement le sentiment que le R.P. propose l’instauration d’un système multi juridique instituant une discrimination entre les individus fondée sur leurs croyances religieuses, fonctionnant selon des règles religieuses différentes pour chaque communauté religieuse et dans lequel la Charia constituerait le droit applicable pour la majorité musulmane du pays et/ou le droit commun. En outre, ces propos donnent l’impression que le R.P. n’exclut pas le recours potentiel à la force dans certaines circonstances afin de s’opposer à certains programmes politiques, ou d’accéder au pouvoir et d’y rester. La Cour juge qu’une telle vision de la société s’inspire du régime théocratique islamique, qui a déjà été imposé dans l’histoire du droit turc. Elle conclut donc que les propos et les prises de position en cause des responsables du R.P. constituent un ensemble et forment une image assez nette d’un modèle d’État et de société organisé selon les règles religieuses, conçu et proposé par le parti.
Quant à la thèse selon laquelle le R.P. n’a pas proposé de modifier l’ordre constitutionnel de la Turquie, la Cour rappelle qu’on ne saurait exclure que le programme politique d’un parti cache des objectifs et intentions différents de ceux qu’il affiche publiquement. Pour s’en assurer, il faut comparer le contenu dudit programme avec les actes et prises de position de son titulaire. En l’espèce, ce sont justement les déclarations publiques et les prises de position des responsables du R.P. qui ont révélé des objectifs et intentions de leur parti qui n’étaient pas inscrits dans ses statuts.
La Cour estime donc que la dissolution du parti répondait à un « besoin social impérieux ». Elle considère que le pluralisme des idées et des partis étant lui-même inhérent à la démocratie, l’État concerné peut raisonnablement empêcher la réalisation d’un tel projet politique avant qu’il ne soit mis en pratique par des actes concrets risquant de compromettre la paix civile et le régime démocratique dans le pays.
Voir aussi sur notre site:
Grande-Bretagne – Demande de démission de l’archevêque pro-charia
Finlande – Une ministre s’interroge sur la création d’un parti islamique
Turquie – Le voile est autorisé dans les universités
Turquie – Pour le premier ministre turc, il n’y a pas d’Islam modéré
Turquie – Islamisation du droit des femmes
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