http://www.ledevoir.com/societe/actualites-en-societe/483826/l-art-de-ne-rien-dire
Auteure : Christian Rioux
Référence : Le Devoir, 4 novembre 2016
Titre original : L’art de ne rien dire / WebArchive – Archive.Today
Nous assistons à un étrange phénomène. Je l’appellerai le souci de ne rien dire ou l’art de ne pas nommer les choses. Plus simplement, on pourrait parler de la peur des mots. Celle, évidemment, des mots qui fâchent. S’agissant du terrorisme islamiste, qui fait des milliers de morts un peu partout dans le monde, cet art de ne rien dire atteint aujourd’hui, dans nos sociétés démocratiques, des sommets inégalés. Sans le savoir, nous sommes devenus des maîtres ès arts de la circonvolution, des champions olympiques de la périphrase.
Jugez-en par vous-mêmes. À l’occasion de la conférence internationale organisée par l’UNESCO, à Québec, sur Internet et la radicalisation, voici comment on présentait un atelier. Celui-ci devait porter sur « la manière dont la prévention de la radicalisation menant à la violence sur Internet se doit d’être pensée de façon pluridimensionnelle et mobiliser une diversité de partenaires afin de favoriser la création de partenariats multisectoriels et d’ainsi couvrir plus largement les multiples aspects du phénomène ».
On aura compris qu’il s’agissait surtout… de ne rien dire. De peur, probablement, que quelqu’un ou quelqu’une, une minorité ou un groupe, une « communauté », comme on dit aujourd’hui, se sente visée ou, pire, stigmatisée. On pourrait multiplier à satiété les exemples de ce genre, qui visent d’abord et avant tout à noyer le poisson. Que la chose vienne du monde universitaire passe encore. On pourra toujours invoquer le langage abscons de certains spécialistes. Mais qu’elle vienne du monde journalistique, dont la mission est justement de nommer les choses le plus précisément possible pour le plus grand nombre, dépasse l’entendement. Cela fait parfois penser à la fausse pudeur avec laquelle nos curés, dans les années 1950, tentaient maladroitement de parler de la sexualité.
Tout cela pour ne pas nommer un phénomène pourtant parfaitement documenté depuis des décennies : la montée d’un islamisme totalitaire qui, après avoir semé la guerre civile et fait des milliers de morts dans le monde arabo-musulman, rejoint aujourd’hui nos contrées, où il bouscule aussi bien les moeurs, la vie politique que la laïcité. Comme le disait cette semaine, dans nos pages, le chercheur allemand Günther Jikeli, si nous nous interrogeons aujourd’hui sur la « radicalisation », ce n’est pas parce que nous assistons à la montée d’un terrorisme vegan, écolo, nazi ou anarchiste. Si ceux-ci existent, ils demeurent marginaux. C’est plutôt parce que nous sommes devant une forme d’extrémisme musulman qui prêche les idées les plus rétrogrades et qui a fait pas moins de 250 morts en France seulement depuis un an et demi.
Or, à force de périphrases et de ce que l’islamologue Gilles Kepel qualifie de « cécité criminelle », à quoi assistons-nous, sinon au renversement de la charge de la preuve ? Lui-même s’est d’ailleurs retrouvé dans ce cas de figure. Interrogé par des journalistes du Bondy blog, un média sur Internet animé par des jeunes de la banlieue parisienne, il a dû répondre à des accusations permanentes d’islamophobie, au lieu d’expliquer le résultat de ses recherches. Un djihadiste écrase 86 hommes, femmes et enfants sur la promenade des Anglais, à Nice, et, quelques jours plus tard, toute une partie de la presse n’en a que pour la stigmatisation des musulmans. Un peu comme si, après une série de viols avérés, on s’inquiétait d’abord de la stigmatisation des mâles au lieu de rechercher les coupables et de dénoncer une idéologie délétère. C’est le monde à l’envers. Pourquoi ce qui vaut pour le viol ne vaudrait-il pas pour un policier qu’on assassine devant sa famille et un prêtre qu’on égorge dans son église ?
Peut-être parce que certains ne voient dans le terrorisme islamiste qu’un phénomène marginal et résiduaire. Pourtant, le terrorisme qui ébranle nos sociétés depuis le 11 septembre 2001 n’a rien à voir avec celui, plus marginal, des Brigades rouges, que nous avons connu dans les années 1960 et 1970. Il est dû à la rencontre d’au moins deux mouvements historiques très profonds. Le premier, c’est la montée d’un courant islamiste qui se veut une réaction à la mondialisation et à ses méfaits. Ce mouvement n’a rien d’un épiphénomène. Né au début du XXe siècle, il tire sa force de l’échec des nationalismes arabes. Le second, c’est l’existence en Europe d’une jeunesse issue de l’immigration de masse. Une jeunesse qui, en France, par exemple, ne se sent ni française ni arabe. Une jeunesse en pleine crise identitaire qui ne possède ni les codes de la société d’accueil, qu’elle rejette souvent, ni ceux de la société de ses parents, qu’elle ignore encore plus. Rien de tel qu’une jeunesse hors sol pour succomber aux sirènes de cet islam de pacotille et meurtrier que proposent les islamistes.
Qu’on se le dise, c’est au contraire le refus de nommer l’islamisme qui est méprisant à l’égard des musulmans. C’est ce refus qui livre en pâture aux charlatans une jeunesse qui n’a aucun avenir hors de la citoyenneté, de la culture et de l’identité de son pays d’accueil.
Mais, pour combattre ce fléau, il faudra d’abord regagner le droit de nommer les choses.
Lectures complémentaires
#ConfQcUNESCO (Hashtag de la conférence Québec-UNESCO sur l’internet et la radicalisation)
Point de Bascule : FICHE UNESCO
Point de Bascule (18 octobre 2016) : #confqcunesco – Herman Deparice-Okomba du comité d’experts de la conférence Québec-UNESCO sur la radicalisation accueilli en Tunisie par le CSID lié aux Frères Musulmans