TRADUCTION FRANÇAISE DE POINT DE BASCULE
Auteur : John R. Bradley, Auteur de Saudi Arabia Exposed: Inside a Kingdom in Crisis
Référence : The Spectator, Feature, le 13 octobre 2018
Titre original : Death of a dissident: Saudi Arabia and the rise of the mobster state / What the media aren’t saying about Jamal Khashoggi / Archive.Today – Webarchive
Jamal Khashoggi a étroitement collaboré, près de trente ans, avec les services de renseignements occidentaux et arabes. Le dissident saoudien et chroniqueur du Washington Post savait, la semaine dernière, avant d’entrer dans le consulat d’Arabie saoudite à Istanbul, qu’il prenait des risques énormes pour tenter d’obtenir un document certifiant qu’il avait divorcé son ex-femme.
Jadis, initié du régime et maintenant devenu critique du Prince héritier Mohammed Ben Salman – le chef de facto du royaume saoudien qui ne tolère aucune critique sous quelque forme que ce soit –, Khashoggi a vécu l’année qui vient de passer, à Washington, comme un exilé, une condition qu’il s’est lui-même imposée lors des répressions contre les voix indépendantes de sa patrie.
Il était devenu le chouchou des observateurs occidentaux sur le Moyen-Orient. Avec presque deux millions d’abonnés qui le suivent sur Twitter, il était le plus célèbre commentateur politique du monde arabe et l’invité des grandes chaînes de nouvelles britanniques et américaines. Les Saoudiens oseraient-ils lui causer du mal? Il s’avère que la réponse à cette question était ‘et comment !’.
À la suite de visites sans incident au consulat et, précédemment, à l’ambassade saoudienne à Washington, Khashoggi avait été leurré dans un plan meurtrier tellement déluré, tellement barbare, qu’un tel scénario serait impensable même dans le récit d’un roman de John le Carré. Il se présenta dans le consulat à Istanbul, et, selon la police et les responsables des services de renseignements turcs, il n’est jamais ressorti. Ils affirmaient que le matin même, une équipe de quinze tueurs à gages en possession de passeports diplomatiques, serait débarqué de deux jets privés. Leur convoi de limousines est arrivé au consulat peu de temps avant que Khashoggi n’y entre.
Leur mission pas-si-secrète? Pour torturer, tuer Khashoggi et filmer l’exécution de cet horrible plan, sans pitié, pour ceux qui en avait donné l’ordre, et selon les autorités turques, le corps a été démembré et empaqueté dans une boite avant d’être transporté dans une fourgonnette noire aux fenêtres obscurcies. Les assassins ont fui le pays.
Le déni des Saoudiens était rapide. L’ambassadeur à Washington déclarait que les rapports affirmant que Khashoggi avait été tué par les autorités saoudiennes, étaient ‘absolument faux’. Dans le contexte actuel — sa fiancée qui l’attendait, aucune camera de sécurité et aucune trace démontrant son départ de l’ambassade —, on se demande si Ben Salman a commandé ce meurtre. Lorsqu’un autre représentant saoudien ajouta que ‘sans corps il n’y a pas de crime’, on ne pouvait pas savoir si c’était de l’ironie. On se demande si ce grand prince réformateur, dont les visées sont applaudies par l’Occident, use de méthodes brutales pour se débarrasser de ses ennemis? Ce que nous avons appris jusqu’à maintenant est loin d’être encourageant. Un journal turc, proche du gouvernement, a publié les photos et les noms des présumés meurtriers. Le journal affirme avoir identifié trois d’entre eux comme membres de la garde personnelle de l’équipe de sécurité du prince.
Certains médias américains rapportent aussi que toutes les copies des caméras de surveillance ont été retirées du consulat et que les employés d’origines turcs ont soudainement reçu congé pour la journée. Selon le New York Times, le meilleur expert médecin légiste du royaume, faisait partie de l’équipe d’assassins. Il avait avec lui une scie à os pour démembrer le corps de Khashoggi. Rien de cela n’a encore été vérifié toutefois, un narratif très sombre est en train d’émerger.
Le régime de Ben Salman a été révolutionnaire: il a permis aux femmes de conduire, s’est rangé du côté d’Israël contre l’Iran et a restreint la police religieuse. Lorsque Boris Johnson était ministre des Affaires étrangères du Royaume-Uni, il a déclaré que Ben Salman était la meilleure chose qui soit arrivée dans la région depuis une bonne décennie et que le style de gouvernance du prince de 33 ans est totalement différent. Il n’a par contre pas mis fin à la cruauté et la boucherie. L’Arabie saoudite exerce toujours des décapitations et d’autres châtiments corporels devant le public. Le royaume continue sa guerre au Yémen qui a déjà tué au moins 10 000 civils.
Les Princes et les hommes d’affaires impliquées dans les mesures de répression anti-corruption auraient été torturés; des manifestants chiites ont été fauchés dans les rues et leurs villages réduits en cendre; des militants actifs sur les médias sociaux ont été condamnés à des milliers de coups de fouet et les familles de militants vivant à l’étranger ont été arbitrairement arrêtées. Cette semaine, tentant de justifier ses actions, Ben Salman a déclaré qu’il ‘tente de se débarrasser de l’extrémisme et du terrorisme, sans guerre civile, sans empêcher la croissance et des progrès continus dans tous les champs’, en ajoutant : ‘Alors, s’il y a un petit prix à payer dans ce domaine, c’est préférable à celui de payer une grosse dette pour ce geste’.
Le sort de Khashoggi a le mérite d’avoir provoqué une indignation globale, mais, pour toutes les mauvaises raisons. On nous a dit qu’il avait un esprit libéral, et d’autre part, les voix progressives saoudiennes qui se battent pour la liberté et la démocratie et ce martyr qui fait le sacrifice ultime d’avoir exprimé la vérité. Cette situation n’est pas simplement immorale, mais elle fait perdre de vue ce que nous indique cet incident à propos des luttes de pouvoirs internes d’un royaume qui traverse une période de turbulences sans précédent. C’est aussi l’histoire qui explique comment un homme s’est emmêlé dans une famille régnante opérant comme la Mafia. Dès qu’on s’y joint, c’est pour la vie, et si vous tentez de quitter, vous devenez liquidable.
En vérité, Khashoggi n’avait pas réellement la tête à s’investir dans les idées d’une démocratie pluraliste à l’occidentale. Vers la fin des années 1970, il s’est joint à l’organisation des Frères Musulmans dont la mission est de se débarrasser de l’influence occidentale du monde islamique. Il était un islamiste politique jusqu’à la fin, et tout récemment, il a louangé les Frères Musulmans dans le Washington Post. Il s’est porté à la défense des ‘modérés’ islamistes de l’opposition syrienne et leurs crimes contre l’humanité sont très bien documentés. Khashoggi a fréquemment édulcoré ses croyances islamistes avec des références à la liberté et la démocratie. Il n’a jamais toutefois caché qu’il était en faveur d’un arc hégémonique des Frères Musulmans à travers le Moyen-Orient. Dans ses chroniques, ses demandes récurrentes à Ben Salman se voulaient un rejet du modèle démocratique occidental afin de plutôt favoriser l’ascendant de l’islam politique qui a, par inadvertance, déclenché le Printemps arabe.
Il a été journaliste dans les années 1980 et 1990, Khashoggi était plutôt devenu un acteur qu’un spectateur. Avant d’être à l’emploi d’une succession de princes, il était éditeur de journaux saoudiens. Le pouvoir exclusif que l’éditeur d’un journal, lorsque promu par un gouvernement saoudien comme le sien, est de s’assurer que rien de tel que du journalisme honnête ne puisse être publié. Khashoggi a investi son capital – bien gagner sa vie a toujours été une priorité. Les actions, de toute façon, parlent plus fort que les paroles.
Yasin Aktay – ex-porte-parole du Parti de la justice et du développement turc (AKP) – à qui Khashoggi avait demandé à sa fiancée de contacter s’il ne ressortait pas du consulat et qui est, en fait, la branche turque des Frères Musulmans–, son ami de confiance à l’époque, était un conseiller du Président Erdogan, alors en voie d’acquérir la réputation du plus féroce procureur anti-journaliste sur terre. Khashoggi n’a jamais réellement critiqué Erdogan. Nous ne devrions donc pas conclure que nous avons affaire à l’assassinat d’un réformateur libéral.
Khashoggi avait acquis cet injustifiable titre, en Occident, à cause de la publicité qui entourait son renvoi comme éditeur du journal saoudien Al Watan en 2003. (J’ai moi-même annoncé son revoie, en primeur, pour Reuters. L’année précédente, j’ai travaillé aux côtés de Khashoggi au journal saoudien Arab News.) Il a été congédié pour avoir permis à un chroniqueur de critiquer un penseur islamiste qui est considéré comme le fondateur du Wahhabisme. Donc, du jour au lendemain, Khashoggi est soudainement reconnu comme un réformateur libéral.
Les Frères Musulmans, pourtant, ont toujours été en conflit avec le mouvement Wahhabiste. Khashoggi et ses compagnons de route s’entendent que pour en arriver à imposer le règne islamique il faut s’engager dans le processus démocratique. Les wahhabites eux, détestent cette approche démocratique qu’ils considèrent comme une invention de l’Occident. Ils préfèrent plutôt vivre la vie comme elle existait jadis dans le temps des prophètes musulmans. Au final, ce sont des approches différentes pour en arriver au même but : une théocratie islamique. C’est important par ce que bien que Ben Salman ait rejeté le wahhabisme – au grand plaisir de l’Occident – il voit toujours les Frères Musulmans comme la menace principale qui pourrait faire dérailler sa vision d’une nouvelle Arabie saoudite. La majorité des clercs islamiques qui ont été emprisonnés depuis deux ans en Arabie saoudite – les amis de Khashoggi – ont des liens historiques avec les Frères Musulmans. Khashoggi, par conséquent, est devenu le leader de facto de la branche saoudienne. En raison de son profil et de son influence, il incarnait la plus importante menace politique de Ben Salman, en dehors de la famille royale.
Pire encore, du point de vue de la famille royale, Khashoggi avait les mains sales à cause des liens saoudiens qu’il avait avec Al-Qaida avant les attaques du 11 septembre 2001. Au Soudan et en Afghanistan, il s’était lié d’amitié avec Ben Laden dans les années 1980 et 1990 alors qu’il soutenait son djihad contre les Soviétiques. Au même moment, il était à l’emploi des services saoudiens du renseignement dans le but de persuader Ben Laden de faire la paix avec la famille royale. Le résultat? Khashoggi était le seul acteur, dans la période précédant l’attaque du 11 septembre, qui ne faisait pas partie du cercle royal et qui était au fait du problème des liens d’affaires étroits entre les membres de la famille royale avec Ben Laden. Cette situation était dangereuse si jamais Khashoggi comptait intensifier sa campagne pour saper le Prince héritier
Comme la famille royale, Khashoggi s’est dissocié de Ben Laden après le 11 septembre 2001 (attaque que Khashoggi et moi avons vue ensemble, en direct, dans les bureaux d’Arab News a Jeddah). Il fait ensuite équipe, et se joint comme conseiller du Prince Turki Al Faisal, l’ambassadeur saoudien à Londres, et plus tard celui de Washington. Ce dernier fut le chef des services de renseignements de 1977 jusqu’à dix jours avant les attaques du 11 septembre 2011, lorsqu’il a soudainement, sans explications, démissionné de son poste. Encore une fois, travaillant aux côtés du Prince Turki, alors qu’il était dans sa période d’ambassadeur, tout comme il l’était précédemment, lorsqu’il rendait compte sur Ben Laden. Khashoggi, dans cette fonction, a côtoyé les hauts responsables des services de renseignements britanniques et américains. Bref, il était particulièrement bien placé pour acquérir des renseignements confidentiels qui étaient accessibles qu’aux initiés.
Les Saoudiens aussi ont possiblement eux des craintes que Khashoggi soit devenu un agent actif au service des États-Unis. En 2005, un haut responsable du Pentagone m’a fait part d’un plan ridicule. Ils voulaient retirer ‘les Saoudiens de l’Arabie’ (une idée qui faisait fureur après le 11 septembre.) Ce plan impliquait l’établissement d’un conseil composé de personnalités choisies, qui gouvernerait le pays sous l’égide des États-Unis, à partir de La Mecque, après que les Américains aient pris le contrôle du pétrole. Ils avaient identifié trois Saoudiens, qui étaient en contact avec l’équipe du Pentagone, dans le but d’exécuter ce projet. Un de ces personnages était Khashoggi. Une fantaisie, certainement, mais ce plan démontre comment il était estimé par ceux qui imaginait une Arabie saoudite différente.
Il est possible, pour cette histoire ou d’autres raisons – et selon l’adage de tenir ses ennemis bien proches – que, selon un ami de Khashoggi, Ben Salman, lors d’un traditionnel rituel clanique, lui avait faites une offre de réconciliation – lui offrant un poste de conseiller s’il choisissait de retourner au royaume. Khashoggi a décliné l’offre pour des principes ‘moraux et religieux’. C’est ce qui pourrait avoir été une rebuffade fatale, et aussi le fait que Khashoggi, cette année vient d’établir une nouvelle formation politique aux États-Unis; Democracy for the Arab World Now, qui aurait appuyé les gains islamistes lors d’élections démocratiques à travers la région. Le cauchemar de Ben Salman, celle d’une opposition politique islamiste dirigé par Khashoggi, était sur le point de devenir une réalité
L’Occident s’est aplati devant Ben Salman. Comment alors ignorer ce qui semble avoir été l’horrible meurtre de style mafia. ‘Je n’aime pas en entendre parler’ disait Donald Trump. ‘Personne ne peut l’expliquer, mais il y a de très mauvaises histoires qui circulent. Je n’aime pas ça’. En effet, les histoires ne manquent pas et il y en a d’autres. Des histoires d’un prince sans pitié dont les opposants ont la fâcheuse habitude de disparaitre. Le sort de Khashoggi est le dernier signe de ce qui se passe réellement en Arabie saoudite. Combien de temps, encore, nos leaders politiques pourront-ils regarder dans l’autre direction ?
Lectures complémentaires
Point de Bascule : FICHE Arabie saoudite
Sénateur Rand Paul (Fox News – 17 octobre 2018) Sen. Rand Paul : Repenser la relation entre les États-Unis et le Royaume d’Arabie saoudite (Traduction vers le français par Point de Bascule)