Nous avons parlé de Fethullah Gülen dans cet article: Front Djihadiste – Les chaires d’études islamiques en Occident
Il a bâti un empire à Philadelphie. Retournera-t-il à Ankara pour y établir la charia?
Fethullah Gülen: le rêve néo-Ottoman de l’islam turc, par Geries Othman
En quelques décennies, Gülen, le fils d’un imam, a généré un revival islamique culturel, religieux et économique. Soutenu par le Premier ministre Erdogan, il est détesté des sécularistes. Il prêche le dialogue avec les chrétiens contre l’athéisme, et rêve que la Turquie joue un rôle clé depuis les Balkans jusqu’à l’Asie centrale.
Ankara (AsiaNews) – La laïcité d’Atatürk et l’ordre social garanti par les militaires semblent vaciller dans la Turquie d’aujourd’hui. Cela est dû au gouvernement du Premier ministre Recep Erdogan, qui est soutenu par un parti islamiste modéré, mais surtout au fait que, malgré la constitution laïque, la religion semble être en train de prendre racine dans la société. Cette tendance est à son tour soutenue par l’une des figures les plus connues et controversées de la Turquie d’aujourd’hui : Fethullah Gülen, considéré comme l’un des plus importants théologiens et politologues musulmans modernes.
Fils d’un imam, Gülen est né en 1938 à Erzurum dans le sud-est de la Turquie. Grand disciple de Saïd Nursî, un mystique d’origine kurde décédé en 1960, il prône une vision conservatrice et orthodoxe de l’islam, sans rejeter la modernité dont il estime qu’elle doit être abordée.
Dans les années 1970, il a organisé des camps d’été à Izmir pour enseigner les principes islamiques, mettant en place les premières résidences étudiantes light. Encore toléré par l’État, il a établi sa première école, puis une université, des médias de masse, des groupes et des associations pour donner vie à un « islam turc moderne », qui pourrait unifier religion et nationalisme.
En raison de certaines déclarations, le Conseil national de sécurité de la Turquie l’a condamné en 1998 pour « tentative de saper les institutions laïques du pays, et dissimulation de ses méthodes derrière une image modérée et démocratique. » Par conséquent, il a vécu en exil volontaire aux États-Unis, ayant été condamné in absentia.
De son siège à Philadelphie (Pennsylvanie), il continue à bâtir son empire, qui comprend un réseau de plus de 300 écoles privées (islamiques) en Turquie et 200 écoles à l’étranger (de la Tanzanie à la Chine, du Maroc aux Philippines, et dans les anciennes républiques soviétiques avec d’importantes minorités turques), une banque, plusieurs stations de télévision et journaux, un site Internet en 12 langues, et de nombreux organismes de bienfaisance. C’est un véritable empire qui vaut des milliards de dollars.
La clé de son succès réside dans le travail des milliers de membres de son mouvement, qui sont prêts à donner temps et énergie pour la promotion de l’éducation, en particulier là où il y a peu d’institutions, et des moyens financiers limités. En effet, les idées de Gülen ont attiré des intellectuels et des diplomates qui sont devenus ses promoteurs, car ils voient en lui un promoteur de la paix et du dialogue inter-religieux.
Dans les années 1950, le mentor de Gülen, Said Nursî, prêchait que les musulmans devraient s’unir aux chrétiens contre l’athéisme, en essayant de contacter le Pape Pius XII et le Patriarche Athénagoras. Suivant les traces de Nursî, Fethullah Gülen a commencé à promouvoir le dialogue inter-religieux en Turquie.
Déclarant que son seul objectif était de « servir l’humanité avec honnêteté », il a développé des liens avec toutes les Églises chrétiennes en Turquie, y compris avec le Patriarche grec orthodoxe Bartholomée Ier et le Patriarche arménien Mesrob Mutafyan. Il a demandé une audience avec le Pape Jean Paul II, qui a eu lieu à Rome en 1998, et a rencontré le Grand Rabbin Sépharade de Jérusalem, Eliyahu Bakshi-Doron.
Officiellement, son mouvement compte environ un million de fidèles, y compris des dizaines de milliers de fonctionnaires turcs qui sont protégés par le Premier ministre Recep Tayyip Erdoğan (l’un des partisans de Gülen les plus connus).
En 2006, un tribunal d’Ankara l’a acquitté d’accusations d’avoir créé une organisation illégale dans le but de renverser l’État laïque de Turquie pour le remplacer par un État régi par la charia. Malgré cela, et son grand nombre d’adeptes, il a été critiqué par de nombreux laïcs qui pensent que sous une apparence de philosophie humaniste, Gülen projette de transformer la Turquie en théocratie.
Les Kémalistes laïques l’ont comparé à Khomeini et craignent que son retour en Turquie ne transforme Ankara en un autre Téhéran. Les gouvernements du Turkménistan, du Tadjikistan et de l’Ouzbékistan se méfient aussi de ses «écoles turques islamiques promues par des missionnaires. »
Les enseignements de Gülen sont fondés sur la notion que l’État et la religion doivent être reconnectés tels qu’ils l’étaient à l’époque ottomane, et que la Turquie devrait être un phare qui guide les Balkans et les républiques du Caucase. Grâce à lui, une philosophie « néo-Nur » est intégrée dans le nationalisme turc, si ce n’est le nationalisme pan-turc, ce qui explique son succès auprès des peuples de la famille ethnique turque dans l’Asie centrale post-soviétique.
À travers des centaines d’écoles privées dans les républiques d’Asie centrale, le mouvement de Gülen donne à la Turquie un nouveau rôle d’importance stratégique aux plans culturel et économique, et ramène des communautés qui ont perdu leur identité propre avec la chute du communisme vers leurs racines culturelles et religieuses dans la culture turque et l’islam.
Suivant cette approche, Turksoy, une « Organisation internationale pour le développement des arts et de la culture turcs », a été mis en place à Ankara en 1993. Créé par le ministère turc de la Culture, sa mission consiste à parrainer et coordonner des projets au sein du « monde turc ». Turksoy a vu le jour après que les ministres de la culture de la Turquie, du Turkménistan, du Kazakhstan, du Kirghizistan et de la République turque de Chypre, ainsi que les républiques autonomes de Russie – le Bašqortostan et le Tatarstan – aient signé un accord de coopération culturelle.
Selon l’accord, la nouvelle organisation a été établie dans le cadre de relations internationales émergentes, en vue de soutenir la restructuration culturelle dans la région Trans-Caucase et dans le monde. Plus précisément, les objectifs de Turksoy sont les suivants: établir des relations amicales entre les citoyens et les nations turcophones; explorer, révéler, développer et protéger la culture turque, sa langue, son histoire, son art, ses coutumes et ses traditions, et les transmettre aux générations futures pour qu’elles perdurent éternellement, et; développer un environnement permettant aux peuples turcs de partager un alphabet et une langue.
Dans la situation qui prévaut aujourd’hui en Turquie, le pays semble encore plus divisé entre la laïcité et l’islam politique, déchiré entre le désir de se tourner vers l’Europe et le rêve de devenir une puissance régionale pan-Turque.
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