Dans les affaires Macleans/Mark Steyn et Ezra Levant, la Haute Cour de l’Inde trancherait en faveur de la liberté d’expression. Dans une cause impliquant des plaintes multiples contre un peintre musulman par des hindous hypersensibles se disant offensés par ses œuvres représentant des déesses hindoues nues, la Cour a rendu une décision remarquable. Elle insiste sur la protection des créateurs et des dissidents contre des individus hypersensibles ou malveillants qui instrumentalisent les tribunaux à des fins de harcèlement et de censure.
Pour une mise en contexte sur les affaires Macleans/Mark Steyn et Ezra Levant, lisez: Staline, Hitler, Pol Pot… et maintenant Macleans/Mark Steyn ? et Commission des droits de l’Alberta contre Ezra Levant – caricatures de Mahomet
L’affaire de New Delhi mettait en cause le «Picasso de l’Inde» MF Husain qui a fait l’objet d’accusations criminelles multiples devant des tribunaux aux quatre coins du pays par des hindous indignés par ses oeuvres.
Nous traduisons un article par l’indien Shashi Tharoor, qui a fait carrière comme Haut fonctionnaire aux Nations-Unies. L’Inde a soutenu sa candidature à la succession de Kofi Annan comme secrétaire général de l’ONU en 2006.
Traduction de: Be more tolerant towards creative fields, par Shashi Tharoor, The Times of India, le 1er juin 2008
La semaine dernière, j’ai écrit sur le jugement marquant rendu le 8 mai par le juge Sanjay Kaul Kishan de la Haute Cour de Delhi, accueillant un certain nombre de requêtes présentées par le peintre MF Husain. L’artiste nonagénaire avait demandé le renvoi de plusieurs plaintes déposées contre lui pour avoir prétendument porté atteinte à la morale publique et aux bonnes mœurs par son utilisation «obscène» de la nudité dans ses tableaux, en particulier ceux des déesses hindoues et de «Bharat Mata». Bien que la décision du juge dispose des aspects juridiques de l’affaire, ses observations plus larges sur le cas méritent l’attention de chaque Indien qui réfléchit.
La plus importante de celles-ci, je crois, est son rejet de la tendance de personnes hypersensibles (ou aux intentions malveillantes) à travers le pays à se prétendre offensées par des œuvres artistiques et littéraires.
Si vous êtes facilement offensés, soutient le juge Kaul, ne lisez pas le livre, ne regardez pas la peinture ou n’ouvrez pas le site Internet qui vous offense, mais n’empêchez pas l’artiste ou l’écrivain de jouir de sa liberté d’expression garantie par la Constitution.
Ce qui est essentiel, selon le juge Kaul, est de se pencher sur l’œuvre d’art du point de vue de l’artiste – son intention plutôt que la réaction du spectateur hypersensible. (…)
Mais le juge Kaul va encore plus loin en étendant les limites de ce qui est permissible en Inde. La nudité et le sexe, soutient-il, ont une place d’honneur dans l’art et la littérature: «Dans le pays du Kama Sutra, pourquoi se détourner même de son nom?» demande-t-il avec surprise. «La beauté réside dans les yeux du spectateur, de même que l’obscénité …. Dans la tradition indienne, le sexe a été conçu comme une partie intégrante d’une vie pleine et complète. Il est fort regrettable qu’un nouveau « puritanisme » émerge au nom de la pureté culturelle de l’Inde et qu’une foule de gens ignorants vandalisent l’art et nous poussent vers une ère pré-Renaissance».
C’est un merveilleux langage dans un arrêt de la Haute Cour. Les lecteurs ne doivent pas oublier que l’Inde, contrairement aux États-Unis, n’a pas un droit absolu à la liberté d’expression. Dans notre pays, l’article 19 (2) dit que la liberté d’expression peut être limitée par … «des restrictions raisonnables dans l’intérêt de la souveraineté et de l’intégrité de l’Inde, de la sécurité nationale, des relations amicales avec des États étrangers, de l’ordre public, de la décence ou des bonnes mœurs ou en relation avec l’outrage au tribunal, la diffamation ou l’incitation à commettre un crime». En d’autres termes, un juge avec un état d’esprit différent aurait pu facilement interpréter les exigences de l’ordre public, de la décence et de la moralité de façon plus étroite. Nous, Indiens, sommes chanceux qu’une série de jugements au fil des ans, culminant avec celui-ci, ont penché la balance de manière décisive en faveur de nos libertés.
Le juge Kaul est sensible à l’accusation que les attitudes libérales face à l’art et à l’obscénité reflètent les inclinations d’une minorité privilégiée et que la plupart des Indiens pourraient effectivement être offensés par le type d’art que son jugement protège. Il écrit: «La démocratie a des implications morales plus larges que la simple expression des vues de la majorité. (…) Dans une vraie démocratie, le dissident doit se sentir chez lui et ne pas avoir à regarder nerveusement par-dessus son épaule dans la crainte d’être arrêté ou de subir des lésions corporelles, ou encore des sanctions économiques et sociales pour ses vues non conventionnelles ou ses critiques. Il doit y avoir une liberté d’exprimer des pensées que nous méprisons. La liberté d’expression n’a pas de sens s’il n’y a pas de liberté après l’expression. La réalité de la démocratie doit être mesurée par le degré de liberté et de tolérance qu’elle accorde».
Ces mots devraient rassurer non seulement MF Husain, mais les artistes et les écrivains à travers le pays qui, au cours des dernières années, ont été victimes de l’hypersensibilité d’autres personnes. «L’intolérance», écrit le juge Kaul, «est tout à fait incompatible avec les valeurs démocratiques. Cette attitude est totalement contraire à notre psyché et tradition indiennes». Il poursuit en avertissant que le système de justice pénale «ne devrait pas être utilisé comme un recours pratique pour ventiler toutes les objections à une œuvre artistique» et être utilisé comme un «outil» dans les mains de personnes sans scrupules pour bafouer les droits des artistes.
Le juge déclare qu’un «juge d’instruction doit examiner chaque cas afin de prévenir le dépôt de plaintes vexatoires et frivoles et s’assurer qu’il ne soit pas utilisé comme un outil pour harceler l’accusé, ce qui équivaudrait à un grave abus de la procédure du tribunal …. Outre l’élément de harcèlement, il y aurait une peur croissante et une atteinte à la liberté d’expression des créateurs». Il dénonce «le grand nombre de ces plaintes qui ont pour résultat que des artistes et autres créateurs doivent parcourir le pays de part en part pour se défendre contre des procédures criminelles initiées par des individus hypersensibles ou aux motivations cachées, y compris la publicité».
Espérons que ces paroles seront entendues et que les autres plaintes contre Husain – il y en a encore trois en suspens – seront bientôt retirées. Dans l’intervalle, la décision du juge Kaul est une remarquable charte de la liberté artistique en Inde. «J’ai écrit ce jugement», conclut-il, «avec le fervent espoir que c’est un prologue à une réflexion plus large et une plus grande tolérance pour la créativité». Chaque Indien préoccupé par la liberté d’expression devrait se joindre aux applaudissements.