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Février 1995 – La Presse annonce la création d’un tribunal islamique à Montréal
Titre original : Québec enquête sur un tribunal islamique – Ce tribunal suscite de vives inquiétudes dans certains milieux
Auteur : François Berger
Référence : La Presse, 24 février 1995, p. A1
La création d’un tribunal islamique à Montréal a poussé le gouvernement du Québec à entreprendre l’examen des tribunaux dits religieux et de leur fonctionnement.
Fondé il y a un an par des responsables religieux musulmans de Montréal, le Conseil de la Charia, aussi appelé Conseil de jurisprudence islamique, tranche les litiges portés à son attention dans le domaine du droit familial et du droit civil par des citoyens de confession musulmane. Il a déjà entendu une dizaine de causes, concernant notamment des affaires matrimoniales, même si son statut officiel n’a pas été entériné par le gouvernement malgré une demande en ce sens. Québec a entre-temps décidé de scruter son fonctionnement.
Six personnalités musulmanes, diplômées en droit islamique, siègent en permanence au Conseil, dont les décisions s’appuient sur la Charia, la loi islamique basée sur le Coran et les maximes du prophète Mahomet. La Charia, qui tient lieu de code civil et criminel dans des pays comme l’Arabie Saoudite, le Soudan, le Pakistan, l’Iran et la Mauritanie, prévoit notamment des châtiments corporels (dont la flagellation et la lapidation) et fait la promotion de la ségrégation des femmes, de leur exclusion des postes de commande, ainsi que de leur soumission à l’autorité masculine. La Charia prévoit aussi la répudiation de l’épouse par le mari insatisfait.
Ce tribunal islamique suscite de vives inquiétudes dans certains milieux musulmans, dans les cercles juridiques et parmi les experts en sciences religieuses et en études ethniques. On se demande entre autres si une telle institution ne va pas empiéter sur le droit canadien et québécois, s’il ne s’agit pas d’une façon de contourner les lois du pays en organisant un système parallèle de justice.
Outre le tribunal islamique, il existe aussi à Montréal un tribunal rabbinique, qui entend une centaine de causes par année – dont des cas de litiges financiers entre juifs – et base ses décisions sur la Torah, qui contient le code de conduite des juifs et remplit un rôle similaire à celui de la Charia musulmane. Ce tribunal rabbinique existe depuis 70 ans. Des comités diocésains catholiques font aussi office de tribunaux religieux qui appliquent le Droit canon aux litiges familiaux.
Le ministère de la Justice du Québec s’est inquiété l’an dernier de l’existence des tribunaux religieux et a demandé une étude sur ce sujet au ministère de l’Immigration et des Communautés culturelles. Cette étude a débuté il y a quelques mois seulement.
«Il ne s’agit pas d’une enquête, mais plutôt d’une recherche», a déclaré à La Presse M. Pierre Boileau, attaché politique du ministre de l’Immigration Bernard Landry. La décision a été prise «à l’interne» et n’engage pas le cabinet du ministre, a précisé M. Boileau.
La direction de cette recherche, qui doit s’étendre à l’étranger, a été confiée à un avocat montréalais, Me Louis-Philippe Lépine, qui s’intéresse notamment à la compatibilité entre le droit coranique et le droit civil appliqué dans la société québécoise.
Le tribunal islamique de Montréal est le premier du genre au Canada, selon un de ses membres, M. Ridwan Yusuf, également directeur de l’École musulmane de Montréal, où le port du voile islamique (hijab) est obligatoire pour les musulmanes.
Les instigateurs du tribunal ont calqué l’institution sur un tribunal similaire à New York. En Grande-Bretagne, un Conseil de la Charia (Britain’s Islamic Shariah Council) a aussi été mis sur pied en 1992.
«Il s’agit d’un tribunal d’arbitrage des différends, mais toute personne mécontente de ses décisions peut toujours s’adresser aux tribunaux civils du Québec», a expliqué M. Yusuf. Selon lui, le Conseil de la Charia ne tente pas de se substituer au droit québécois ou canadien, même si ses décisions sont exécutoires, a dit M. Yusuf dans une entrevue avec La Presse
Un cas de divorce, signalé à La Presse par une source qui tient à conserver l’anonymat pour des raisons de sécurité, n’a pas reçu l’assentiment du Conseil de la Charia, après qu’une épouse musulmane eut obtenu un jugement en sa faveur auprès d’un tribunal civil québécois.
Voulant vivre en harmonie avec les préceptes de sa religion, la femme divorcée légalement a pourtant accepté de retourner vivre auprès de son mari, comme l’aurait ordonné le tribunal islamique.
Dans les milieux de défense des droits de la personne, on signale, toujours sous le couvert de l’anonymat, que plusieurs femmes musulmanes de Montréal sont l’objet de pressions pour qu’elles respectent les édits islamiques. Souvent, elles ne parlent ni français ni anglais et n’ont pas les «moyens linguistiques» de recourir à la justice civile, a expliqué un expert bien au fait de ces questions.
Pour M. Jawad Sqalli, directeur du Centre d’études arabes pour le développement, à Montréal, l’existence du tribunal islamique est «dangereuse», car une telle institution peut exercer une autorité morale démesurée. «Ce genre d’arbitrage (islamique) est défavorable aux femmes», dit-il en soulignan que l’islam exige l’obéissance de la femme au mari.
Dans les milieux académiques montréalais, on se montre très sceptique face au tribunal islamique. Une recherche menée actuellement sous l’égide de la Chaire Concordia-UQAM en études ethniques montre que les musulmans «ordinaires», non militants, ne veulent pas d’institutions juridiques proprement islamiques, a signalé l’un des chercheurs, qui veut taire son nom pour éviter une recrudescence du harcèlement dont il est l’objet de la part de groupes radicaux. Cette recherche s’intéresse à l’ensemble de la communauté musulmane de Montréal, qui compte 70000 personnes.
Les audiences du tribunal islamique, qui se déroulent avenue Chester, dans le quartier Notre-Dame-de-Grâce, sont publiques, a assuré M. Ridwan Yusuf, avant de préciser que seuls les musulmans y sont admis (la Charia stipule d’ailleurs que le témoignage d’un chrétien ou d’un juif ne vaut que la moitié de celui d’un musulman)…
«Notre rôle est de régler des problèmes de couple, d’aider les familles et de leur apporter des réponses à des questions religieuses», a dit Sheikh Saïd Fawaz, de la mosquée Al-Ummah, située rue Clark, à Montréal. Outre de MM. Yusuf et Fawaz, le Conseil de la Charia est composé d’Abdul Rahman Ebrahim, qui le préside, Bilal Kuspinar, Fida Bukhari et l’imam El-Tayeb. Tous ces docteurs de la foi sont détenteurs de diplômes d’études islamiques obtenus dans des universités d’Arabie Saoudite, du Soudan, d’Égypte et de Turquie.
Le Conseil va être élargi, ce printemps, à tous les imams (directeurs de prière ou de mosquée) de Montréal, où l’on compte une trentaine de mosquées, ainsi qu’à d’autres juristes du droit islamique, a indiqué M. Ehab Lotayef, du Conseil islamique de Montréal, une organisation-parapluie qui coordonne les activités diverses de la communauté musulmane.
Les dirigeants islamistes ont d’autre part l’intention d’adresser au gouvernement fédéral une demande de reconnaissance du tribunal.