De la guerre froide à la guerre sainte des Frères musulmans / Saîd Ramadan
partie 2/4
Par Robert Dreyfuss
Publié dans Mother Jones dans l’édition janvier/février 2006
Adaptation au français par Point de Bascule le 2 juin 2010
Lire partie [1] , partie [3] , partie [4]
Saïd Ramadan naquit en 1926 à Shibin el Kom, village situé à une quarantaine de miles au nord du Caire. Il rencontra al-Banna et se joignit à son mouvement alors qu’il n’avait que 14 ans. Six ans plus tard, diplômé de l’université du Caire, il devint le secrétaire personnel de al-Banna et son bras droit. Un an plus, Ramadan fut nommé rédacteur en chef d’Al Shihab, le journal des Frères musulmans et il épousa la fille de al-Banna, ce qui lui permettait d’aspirer légitimement à la direction de l’organisation.
Ramadan devint l’ambassadeur itinérant de al-Banna, ce qui lui donna la possibilité d’établir de nombreuses relationsà travers le monde. En 1945, il se rendit à Jérusalem (alors sous contrôle britanniques) où l’on pouvait discerner les signes avant-coureurs de la guerre qui allait éclater entre les Arabes et les Juifs. Durant les années qui suivirent, Ramadan fit la navette entre Jérusalem, Amman, Damas et Beyrouth pour y établir des filiales des Frères musulmans. À cette époque, la Palestine était un territoire sous contrôle britannique: en fait une région pauvre et quasi désertique, peuplée d’Arabes et de Juifs en guerre. Ramadan prêcha l’islam militant dans les mosquées et dans des campus et participa à la formation de groupes paramilitaires composés de jeunes hommes opposés au colonialisme britannique et à l’immigration sioniste. Dès 1947, il y avait déjà 25 filiales des Frères musulmans en Palestine, comptant de 12 mille à 20 mille membres. En 1948, Ramadan aida les Frères à mobiliser des combattants contre l’armée juive qui luttait pour la création de l’État d’Israël. Comparées aux forces armées égyptiennes et syriennes, les forces des Frères étaient numériquement et militairement insignifiantes, mais cette participation symbolique contribua à augmenter le prestige de l’organisation dans les années qui suivirent.
Dans les années 50, Ramadan était devenu un prêcheur itinérant, une sorte de Elmer Gantry du mouvement islamiste. En 1949 et en 1951, il se rendit au Pakistan, où il participa à de nombreuses assemblées du Congrès musulman mondial – la première organisation transnationale reliant les divers mouvements islamistes à travers le monde. Ramadan songea même à en devenir le secrétaire général. Le Pakistan, le premier pays à imposer la charia, la loi islamique, devait attirer de nombreux idéologues fondamentalistes et devenir une sorte de deuxième pays pour Ramadan. Le gouvernement inexpérimenté donna à Ramadan la possibilité de prêcher à la radio nationale et le premier ministre Liaquat Ali Khan écrivit la préface de l’un de ses livres.
Au Pakistan, Ramadan travailla en étroite collaboration avec un jeune islamiste nommé Abul-Ala Mawdudi, qui avait fondé la Société islamique: mouvement très semblable aux Frères musulmans. Comme il l’avait fait en Palestine, Ramadan aida Mawdudi à organiser une phalange paramilitaire d’étudiants fanatisés pour lutter contre la gauche pakistanaise. Connue par ses initiales en ourdou, IJT, elle s’inspirait des escadrons fascistes de Mussolini. Ses membres, souvent armés, attaquèrent des étudiants gauchistes sur les campus. «Les lancements d’œufs furent suivis d’agressions plus graves, particulièrement à Karachi» écrivit Seyyed Vali Reza Nasr, un spécialiste de ce mouvement. Le IJT forma une génération de radicaux qui prirent le pouvoir au Pakistan en 1977 sous la direction du dictateur général Zia ul-Haq. Ils soutinrent le djihad en Afghanistan, et protégèrent al-Qaida. Ils représentent toujours une menace pour le régime actuel.
Entre ces voyages au Pakistan, Ramadan travailla également avec des fondamentalistes arabes, particulièrement des Palestiniens et des Jordaniens, qui fondèrent le Parti de la libération islamique. Ce parti devait donner naissance à de nombreuses branches en Asie centrale. Dans les années 90, le parti – connu maintenant sous le nom arabe Hizb ut-Tahrir, et soutenu par l’Arabie saoudite – est devenu une importante formation radicale alignée sur al-Qaida. Elle a maintenant des cellules à Londres, en Allemagne et dans d’autres pays européens. Alors qu’il était en Jordanie dans les années 50, Ramadan aida à y fonder une branche des Frères musulmans, qui, comme au Pakistan, devait s’en prendre aux nationalistes de gauche.
Mais les efforts de Ramadan en Palestine, en Jordanie et au Pakistan n’étaient que des escarmouches avant l’affrontement beaucoup plus sérieux qui allait se produire en Égypte au milieu des années 50 avec le président égyptien Gamal Abdel Nasser. Nasser, un militaire charismatique acquit un statut légendaire du jour au lendemain en renversant en 1952 le gouvernement monarchique dissolu lors d’un coup d’État. En réclamant l’indépendance de l’Égypte et en demandant aux Britanniques de quitter leurs bases militaires et de céder la gestion du canal de Suez, voie commerciale stratégique, Nasser devint un héros pour des millions d’Arabes – et il fit peur à la Grande-Bretagne et aux États-Unis, surtout parce que son nationalisme menaçait leurs intérêts pétroliers dans le Golfe (le premier ministre britannique Anthony Eden envisagea même de le faire assassiner).
Les Frères voyaient en Nasser un détestable laïc, ayant abandonné l’islam et trop disposé à coopérer avec les communistes. En 1954, un des Frères musulmans tira huit coups de feu sur lui. Nasser réprima l’organisation, arrêtant plusieurs de ses chefs. Ramadan, alors ministre des Affaires étrangères de l’organisation, était en Syrie, cherchant à monter les esprits contre Nasser. En 1954, Nasser retira à Ramadan son passeport égyptien. Mais son exil ne devait pas durer longtemps.
Voir partie 1/4 , partie 3/4 , partie 4/4