De la guerre froide à la guerre sainte des Frères musulmans
partie 1/4
Par Robert Dreyfuss
Publié dans Mother Jones dans l’édition janvier/février 2006
Adaptation au français par Point de Bascule le 1er juin 2010
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À l’automne de 1953, une rencontre très particulière a eu lieu à la Maison Blanche entre le président Dwight D. Eisenhower et un jeune agitateur du Moyen-Orient. Une photo montre le président, âgé alors de 62 ans, debout, les poings serrés comme s’il voulait défendre avec fermeté un point de vue. À ses côtés, un Égyptien au teint olivâtre, portant un habit gris, la barbe bien taillée, serrant un paquet de feuilles derrière le dos, et fixant avec intensité le président. Il n’a que 27 ans, mais déjà il a plus de dix ans d’expérience au sein de l’islam violent et militant, du Caire à Amman et à Karachi. Près de lui, des membres d’une délégation d’érudits, de mollahs et d’activistes de l’Inde, de la Syrie, du Yémen, de la Jordanie, de la Turquie et de l’Arabie saoudite, certains vêtus d’habits, d’autres portant des costumes traditionnels.
Ce visiteur n’était nul autre que Saïd Ramadan, un important idéologue d’un groupe clandestin d’islamistes, connu sous le nom des Frères musulmans. Aux côtés du président, Ramadan a l’allure d’un homme respectable, d’un invité bienvenu.
Officiellement, Ramadan se trouvait aux États-Unis pour assister à un colloque sur la culture musulmane, à l’université de Princeton, coparrainé par la librairie du Congrès. L’événement avait eu lieu en août avec tout le décorum souhaitable dans le hall Nassau de l’université.
Le compte rendu de l’événement laisse penser que l’événement était le résultat fortuit de la présence d’un grand nombre de personnalités du Moyen-Orient en visite aux États-Unis. On peut y lire que: «Durant l’été de 1953, un nombre particulièrement important d’érudits musulmans éminents se trouvaient aux États-Unis». Mais ces visiteurs n’avaient pas traversé l’océan Atlantique par hasard. Le colloque était organisé par le gouvernement américain, financé par lui et les participants avaient été choisis en fonction des services qu’ils pouvaient rendre. Les organisateurs de la conférence s’étaient rendu au Caire, à Bahrain, Beyrouth, New Delhi et d’autres villes pour y sélectionner des participants. Comme beaucoup d’entre eux, Saïd Ramadan, un idéologue intransigeant et pas du tout un érudit, visitait les États-Unis, tous frais payés.
Une note de service, désignée confidentielle et qui est maintenant accessible, donne une idée du but du projet. « En surface, la conférence apparaît comme un rassemblement d’érudits. C’est l’impression qu’on veut donner. » Le vrai but, souligne la note est «de rassembler des personnalités dont l’opinion peut avoir du poids dans des domaines comme l’éducation, la science, le droit, la philosophie et inévitablement la politique…..On s’attend notamment à que ce colloque donne élan et direction à un mouvement Renaissance de l’islam.» À cette époque, les États-Unis commençaient à s’intéresser de près aux affaires du Moyen-Orient, et les islamologues et universitaires américains se demandaient dans quelle mesure l’islam politique pouvait servir à étendre l’influence américaine dans la région.
Il peut paraître étrange de considérer une société secrète, responsable d’assassinats et d’actions violentes, comme un signe précurseur d’une renaissance de l’islam. Mais une telle vue cadrait parfaitement avec la politique américaine de l’époque où à près tout ce qui s’opposait au communisme pouvait être considéré comme un allié possible. Tous les officiels de la CIA ou du Secrétariat d’État, qui étaient en fonction au Moyen-Orient entre la fin de la Deuxième Guerre et la chute du communisme soviétique, et que j’ai interrogé, m’ont dit que l’islam était alors considéré comme une barrière à l’expansion soviétique et l’influence du marxisme auprès des masses.«Nous pensions que l’islam pouvait faire contrepoids au communisme» affirme Talcott Seelye, un diplomate américain, qui, a rendu visite à Saïd Ramadan alors qu’il était en poste en Jordanie au début des années 50. «Il nous apparaissait comme un élément modéré et positif». De fait, ajoute Hermann Eilts, un autre diplomate américain en fonction en Arabie Saoudite vers la fin des années 40, les officiels Américains au Caire «rencontraient régulièrement» Said Ramadan, ainsi que Hassan al-Banna alors chef des Frères musulmans et «nous le trouvions tout à fait ouvert à nos idées».
Quarante ans après la visite de Saïd Ramadan à la Maison Blanche, les Frères musulmans sont devenus les inspirateurs et modèles de nombreux groupes islamistes de l’Arabie Saoudite à la Syrie, de Genève à Lahore – et Ramadan, son organisateur international en chef, s’est transformé en agent qui a joué un rôle dans presque toutes les manifestations de l’islam politique. Les islamistes purs et durs du Pakistan ( voir “Among the Allies,” page 44 ) dont les compères ont formé les talibans en Afghanistan et qui ont aidé al-Qaida depuis les années 90, ont pris pour modèles les Frères musulmans. Le régime des ayatollahs en Iran est sorti d’une société secrète, appelée les Fervents de l’islam, une filiale des Frères musulmans dont le chef dans les années 50 était le mentor de l’ayatollah Ruhollah Khomeini. Le Hamas, une organisation terroriste palestinienne, a d’abord été une branche des Frères musulmans. Le Djihad islamique égyptien dont les membres ont assassiné le président Anwar Sadat en 1981 et qui a fusionné avec al-Qaida en 1990, est né des Frères musulmans dans les années 70. Et plusieurs des chefs afghans, fers de lance du djihad anti-soviétique dirigé par la CIA dans les années 80 et qui ont aidé Ben Laden à construire son réseau «d’Arabes afghans» ancêtres d’al-Qaida, étaient membres des Frères.
Il n’est pas exagéré de dire que Saïd Ramadan est le grand-père idéologique d’Osama ben Laden. Mais Ramadan de même que les Frères musulmans et leurs alliés islamistes n’auraient jamais pu planter les graines qui ont donné naissance à al-Qaida s’ils n’avaient pas été considérés comme des alliés des États-Unis durant la guerre froide et s’ils n’avaient pas été appuyés secrètement ou ouvertement par Washington. Ramadan lui-même, des documents le prouvent, a travaillé pour la CIA.
Les États-Unis et ses partenaires comme l’Arabie Saoudite et le Pakistan n’ont pas créé l’islam politique radical, dont les prémisses théologiques ont été formulées dès le 8e siècle. Mais prenons l’exemple d’un mouvement plus près de nous. En Amérique, le fondamentalisme chrétien remonte à 1840 et l’évangélisme de droite n’était qu’une force désorganisée jusqu’au 20e siècle. La droite religieuse n’avait pas de vrais chefs politiques et très peu d’influence sur le monde réel avant l’émergence de la Moral majority, la Christian coalition et l’arrivée, vers la fin des années 70, de porte-parole comme Jerry Falwell, Tim LaHaye et Pat Robertson. Pareillement, la droite islamique n’est devenue un mouvement politique qu’avec des individus comme al-Banna, Saïd Ramadan et d’autres penseurs. En tolérant, et dans certains cas, en aidant ces activistes, les États-Unis ont contribué à donner à l’islamisme structure et direction, le transformant en une tornade politique mondiale.
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