Avant que Yahya Michot ne publie Le statut des moines en 1997, il s’était fait remarquer en endossant publiquement le principe de l’inégalité entre musulmans et non-musulmans alors qu’il participait à une table ronde organisée par le magazine belge Le Vif/L’Express.
Point de Bascule a isolé l’extrait pertinent ci-dessous et reproduit intégralement un peu plus bas le compte-rendu de la table ronde tel qu’il fut publié par Le Vif/L’Express en 1995.
Une reproduction PDF de l’article, tel qu’on le retrouve dans la version papier du magazine Le Vif/L’Express (17 février 1995) est également disponible en cliquant ICI.
Dans ce qui suit, Yahya Michot est identifié sous le prénom de Jean, soit celui qu’il utilisait avant sa conversion à l’islam.
Yahya Michot et la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948)
Le Vif/L’Express : Les musulmans de Belgique vont-ils reconnaître la Déclaration universelle des droits de l’homme, jugée blasphématoire par les islamistes parce qu’elle proclame l’égalité des croyants et des infidèles?
Jean Michot : Cette Déclaration n’est pas universelle. La meilleure preuve, c’est que les musulmans ont refusé de la signer et qu’ils ont rédigé leur propre Déclaration musulmane des droits de l’homme. Il est temps d’en arriver à une gestion des relations des différents quartiers du village planétaire qui se réfère à une multiplicité de logiques sociétales. Tant qu’on continue à se référer à un modèle qu’on voudrait unique pour la planète, on n’aura pas avancé d’un pas! La Déclaration islamique affirme que les croyants et les incroyants ne sont pas égaux : ça ne veut pas dire que les premiers vont trucider les seconds!
Au carrefour des opinions
A l’heure où les musulmans vivent partout leur foi avec une intensité renouvelée, Le Vif/L’Express lance le débat de la reconnaissance de l’Islam en tant que communauté. Et remercie les participants à cette table ronde d’avoir engagé le dialogue.
Le Vif/L’Express : L’Etat belge n’a pas reconnu le Conseil supérieur des musulmans, lui préférant un tout nouvel « exécutif ». La fin d’une impasse?
Boubker Ngadi : Pour organiser les musulmans de Belgique, nous n’avions pas d’autre solution qu’une élection, qui a donné naissance au Conseil supérieur des musulmans. Cela avait ses inconvénients, tant du côté musulman que du côté des autorités belges. Mais si nous avions pu trouver un terrain d’entente dès le début, la situation actuelle aurait été moins dégradée.
Abderrahmane Cherradi : Je pense que plusieurs éléments font blocage. Il y a un traitement discriminatoire envers la religion en tant que telle. L’argument budgétaire qui est utilisé pour repousser au plus tard la reconnaissance d’une instance représentative en est certainement un autre. Quant au troisième, il repose, du côté des autorités, sur la crainte de l’intégrisme, au regard de la conjoncture internationale. Et, du côté de la communauté musulmane, sur une certaine effervescence ou, plutôt, une concurrence entre tendances, qui n’a pas facilité les choses. Cela a donné un argument supplémentaire au gouvernement belge pour ne pas reconnaître le Conseil supérieur, qui a au moins une légitimité, puisqu’il a été élu par une bonne partie de la communauté musulmane pratiquante.
Felice Dassetto : Est-ce qu’il ne faudrait pas faire un bilan assez positif de tout ce qui s’est passé pendant ces années? Avec plein de cafouillages de part et d’autre, certainement, mais qui étaient presque à la hauteur du phénomène. Tout compte fait, la Belgique a été, avec cet acte de reconnaissance de 1974, un des premiers pays européens, si pas le premier, à égaliser un droit. Et elle a quand même engagé et payé des centaines d’enseignants de religion islamique.
Jean Michot : A la différence de la France, où Pasqua s’entend avec la vieille génération des harkis sur le dos des jeunes beurs, la Belgique a choisi une voie médiane. C’est la jeune génération islamiste qui est l’opérateur du dialogue avec les autorités, sans confrontation et sans démission. C’est très nouveau, et c’est très belge!
Felice Dassetto : Mon hypothèse, au point de vue sociologique, est que l’« exécutif » sera reconnu parce qu’il est sanctionné par les autorités politiques. Tandis que le Conseil supérieur pourrait, en tant que propulseur et contrôle de l’orthodoxie musulmane, être contesté.
Jean Michot : C’est s’engager sur une voie sans issue que d’essayer d’opposer l’« exécutif » et le Conseil supérieur. Formellement, ils sont distincts mais on voit qu’au niveau de la communauté, l’« exécutif » prolonge le Conseil supérieur et, inversement, que le Conseil supérieur s’adapte pour servir l’« exécutif ». L’objectif final étant le service de la communauté.
Le Vif/L’Express : Le ministre de la Justice a insisté sur les garanties de représentativité et de tolérance que devait présenter ce nouvel organe…
Jean Michot : Les musulmans, qui sont assez formalistes, auraient souhaité qu’on leur fournisse un catéchisme de la démocratie. Tolérance, représentativité… Quand je vois à quelle enseigne sont logées les autres religions, je me demande si on ne nous cherche pas des puces! Il n’y a pas d’élection dans l’Eglise catholique et, pour ce qui est de la tolérance, je ne dois pas vous faire un dessin! Que je sache, il y a une police dans ce pays et les musulmans ne vivent pas de manière plus délictueuse que les autres. Alors, je ne vois pas pourquoi on vient brandir l’épouvantail de « valeurs » vis-à-vis desquelles on les soumettrait d’abord à la question.
Le Vif/L’Express : Les musulmans sont inquiets pour leurs jeunes, confrontés à la délinquance, la drogue, l’échec scolaire. Certains défendent l’idée qu’une réislamisation pourrait venir à bout de ces maux, le socioculturel ayant échoué. Partagez-vous ce point de vue?
Jean Michot : Oui, si on supprime le « ré » de « réislamisation ». Les parents ont démissionné de leur fonction d’éducateurs religieux. Il faut bien que d’autres prennent le relais, à la demande des jeunes. Les visiteurs de prison musulmans ne parviennent pas à répondre à la demande. Que je sache, il n’y a pas beaucoup de barbus ni de filles à foulard dans les prisons!
Boubker Ngadi : Je partage cet avis. Toutefois, une étude faite par l’Université catholique de Louvain a montré que les Turcs et les arabo-musulmans ne sont pas plus délinquants que d’autres, sauf pour les Marocains, dans la petite délinquance. Mais ils sont davantage poursuivis, et donc mis en prison, que les autres! J’accuse aussi les mauvaises orientations scolaires et les carences de l’encadrement des jeunes par les autorités.
Abderrahmane Cherradi : Il y a eu une sorte de dysfonctionnement entre la cellule familiale et le monde des jeunes. Ceux-ci avaient une envie effrénée d’entrer dans la société de consommation, ce que le milieu familial, par son niveau intellectuel et économique, ne leur a pas permis. Il faut ajouter que certains parents ont carrément négligé l’éducation de leurs enfants, préférant investir dans l’immobilier au Maroc. Le secteur socioculturel a fait un travail considérable, non seulement chez les parents, mais aussi pour les jeunes, et il continue à le faire. Mais il ne peut répondre à l’ensemble de la demande, faute de moyens. Par ailleurs, l’éducation religieuse relève de la conviction personnelle. Si le jeune retrouve son salut dans la religion, il faut absolument l’encourager. Mais je ne crois pas que l’unique solution réside dans la réislamisation des jeunes.
Boubker Ngadi : En tant que parent, c’est moi qui décide d’abord de donner l’éducation de ma conviction à mes enfants et puis, c’est à eux de choisir, plus tard. Je n’ai jamais renié la formation à l’école, à laquelle je fais pleinement confiance, mais, parallèlement, je leur transmets ma conviction personnelle.
Le Vif/L’Express : Est-il opportun de radicaliser les musulmans en établissant, comme le font certains, un parallèle entre l’Inquisition frappant les morisques obligés de se convertir, et la situation des musulmans de Belgique?
Jean Michot : Quelle différence faites-vous entre radicaliser et conscientiser? Lorsqu’on compare la gestion de la question musulmane par les autorités espagnoles au XVIe siècle et, d’autre part, cette même gestion par la Belgique et d’autres Etats européens, il y a plus que des convergences. Le passé récent de l’Europe, de la Shoah, de la Tchétchénie et de la Bosnie n’appartient pas tout à fait à l’Antiquité. On ne peut pas penser que les lendemains seront radieux… Il suffit de le savoir. J’ai joué un rôle, personnellement, dans l’insistance sur ce parallélisme entre Inquisition et situation d’aujourd’hui, mais je ne suis pas le seul. Lisez n’importe quelle littérature actuelle du monde musulman aujourd’hui : l’Andalousie est un élément à part entière de l’imaginaire et l’extermination des musulmans d’Italie et d’Espagne fait partie de la conscience musulmane comme la Shoah peut faire partie de la conscience juive.
Boubker Ngadi : Je n’ai pas les éléments pour faire une comparaison. Mais, en tout cas, ici, je n’ai pas le sentiment que ce sont des choses assimilables. Il y a encore pas mal de gens qui cherchent à trouver des solutions. C’est peut-être une chance que le Conseil supérieur n’ait pas été reconnu tout de suite : cela nous a amenés à travailler beaucoup plus.
Abderrahmane Cherradi : Je crois qu’il est du devoir des responsables de la communauté musulmane de conscientiser les musulmans, mais aussi de prêcher la tolérance, comme le fait, je crois, le Conseil supérieur. Cependant, j’ai le sentiment que la façon discriminatoire dont la communauté musulmane est traitée sur le plan religieux a créé une certaine radicalisation. Je ne pense pas qu’il y ait un sentiment de persécution, mais plutôt des craintes individuelles qui sont nourries par certaines nouvelles de l’actualité internationale, comme le génocide des musulmans de Bosnie et de Tchétchénie.
Felice Dassetto : Si on se met à utiliser l’Histoire comme Jean Michot l’a fait, on joue à l’allumeur d’incendie. Et on est parti pour faire de l’apologie et de la contre-apologie! Vous évoquez l’Andalousie : on vous parlera de la présence d’autres peuples sur ce sol avant que les musulmans le conquièrent par les armes. On vous dira aussi que, en Afrique du Nord et en Asie Mineure, il y avait des chrétiens et qu’ils ont été balayés… On commencera à sélectionner les mémoires, à activer les épisodes qui nous plaisent, et cela ne servira strictement à rien. Il faudrait aussi que les musulmans ne cherchent pas toujours chez les autres la cause de leurs malheurs. C’est une responsabilité, surtout de la part des intellectuels, d’analyser lucidement ce qu’on est.
Le Vif/L’Express : Les musulmans de Belgique vont-ils reconnaître la Déclaration universelle des droits de l’homme, jugée blasphématoire par les islamistes parce qu’elle proclame l’égalité des croyants et des infidèles?
Jean Michot : Cette Déclaration n’est pas universelle. La meilleure preuve, c’est que les musulmans ont refusé de la signer et qu’ils ont rédigé leur propre Déclaration musulmane des droits de l’homme. Il est temps d’en arriver à une gestion des relations des différents quartiers du village planétaire qui se réfère à une multiplicité de logiques sociétales. Tant qu’on continue à se référer à un modèle qu’on voudrait unique pour la planète, on n’aura pas avancé d’un pas! La Déclaration islamique affirme que les croyants et les incroyants ne sont pas égaux : ça ne veut pas dire que les premiers vont trucider les seconds!
Abderrahmane Cherradi : Contrairement à ce que dit M. Michot, certains pays musulmans ont signé la Déclaration universelle des droits de l’homme, et ils peuvent en même temps signer la Déclaration musulmane des droits de l’homme. Si l’on parle des musulmans de Belgique, la question ne devrait même pas se poser : ils sont citoyens belges quand ils sont naturalisés. Les lois de la Belgique, et donc la reconnaissance des traités internationaux, s’appliquent à eux autant qu’aux Belges de souche. Autrement, cela deviendrait de la sédition. Cela n’implique nullement que les musulmans doivent renier leur foi.
Jean Michot : Je ne suis pas d’accord. Les lois ne sont pas intangibles. Et si tout le monde s’y soumettait, on ne les ferait pas évoluer. La preuve, c’est qu’il y a un travail parlementaire. D’autre part, il y a une différence entre le fait de vivre civilement dans le cadre des lois du pays et être forcé de confesser publiquement ces lois.
Felice Dassetto : la Déclaration des droits de l’homme est un ensemble de principes fondateurs sur lesquels les sociétés occidentales se sont bâties et qui constituent leur garde-fou. Les musulmans présents en Belgique et dans l’espace occidental se sont appuyés sur ces principes de droits et d’égalité pour faire avancer leurs revendications. Si beaucoup d’entre eux ne s’y reconnaissent pas, il faudra en discuter calmement, sans évoquer la Bosnie ou des arguments qui n’en sont pas, mais il faudra en discuter.
Jean Michot : Nous disons que cette idéalisation des Droits de l’homme est un imaginaire, et qu’il y a d’autres imaginaires qui doivent être jugés sur leurs performances.
Boukber Ngadi : Nous ne cherchons pas à modifier la Constitution d’un pays ou d’un Etat. Mais je n’ai aucun droit, non plus, de changer le Coran ou la Tradition.
Le Vif/L’Express : Prenons l’obligation scolaire : selon vous, est-il normal ou pas que les filles musulmanes participent aux cours d’éducation physique et de natation?
Boubker Ngadi : Les musulmans utilisent très peu les dérogations à la pratique des cours d’éducation physique. Lorsque le problème se pose, il relève de la responsabilité des parents. Nous essayons alors de trouver la solution la plus sage, sans médiatisation.
Abderrahmane Cherradi : Si la dérogation ne repose pas sur une question de santé, alors, le traitement doit être égal pour tout le monde, musulman, laïc ou chrétien. Je ne pense pas qu’il y ait un problème de pudeur puisque les cours d’éducation physique ne sont pas mixtes.
Jean Michot : Il n’y a que vingt ans que les écoles sont mixtes en Belgique. C’est une évolution très récente de la société et qui n’est pas universelle. Les choses doivent évoluer. Si les musulmans ne sont pas d’accord avec cette règle, l’islam leur permet cependant de s’y soumettre en invoquant « l’état de nécessité ». Mais il serait peut-être bon d’étendre à l’école le règlement sur le harcèlement sexuel…
Le Vif/L’Express : Pour certains, la laïcité et le pluralisme ne sont pas compatibles avec l’islam. La laïcité s’entendant comme la préservation d’un espace public neutre…
Jean Michot : L’important n’est pas de se débarrasser de ses convictions et de ses appartenances, mais de les rentabiliser pour faire surgir une logique communautaire, pour qu’il y ait une meilleure participation de toutes les composantes idéologiques à la gestion de la cité.
Felice Dassetto : Il est évident qu’on va dans l’espace public en se motivant à partir de ses propres valeurs. Toute la question est de savoir si l’espace public doit être géré explicitement à partir de principes religieux. Cela pose la question de la laïcité. Cet espace neutre, où on neutralise une série de motivations pour trouver un terrain commun d’entente, fait partie de l’expérience européenne, occidentale. Investi par les questions religieuses, il devient explosif. Cela conduit à la constitution de blocs entre lesquels la circulation n’est plus possible. Ce serait malheureux que les musulmans vivent ici tout en rêvant d’autre chose. Jean Michot est minoritaire!
Abderrahmane Cherradi : Il y a aussi un débat dans les pays musulmans : faut-il une société civile ou pas? En tant que musulman minoritaire dans ce pays, je ne me sens nullement marginalisé par la société civile et démocratique dans laquelle je vis. Cet espace favorise le débat qui devrait s’engager à ce niveau-là, sans animosité, et sans remettre en cause la société civile.
Boubker Ngadi : Il n’y a pas de laïcité dans l’islam. Ou on est musulman, ou on ne l’est pas. Mais, amenés à vivre dans ce pays, nous en respectons les lois. Nous sommes minoritaires, nous ne revendiquons pas d’instaurer une loi islamique. Dans le cadre de la Belgique ou des Etats européens, nous vivons un islam individuel.
Propos recueillis par Jacques Gevers, Souad Lamarti et Marie-Cécile Royen
Les participants à la table ronde:
Felice Dassetto: professeur de sociologie à l’UCL, codirecteur du Groupe d’études des migrations et des relations interethniques. Coauteur de « L’Islam tranplanté » (EPO).
Boubker Ngadi: vice-président du Conseil supérieur des musulmans de Belgique. Marocain, il vit en Belgique depuis vingt ans.
Jean (Yahya) Michot: Belge converti, professeur d’arabe et orientaliste, membre du Conseil supérieur des musulmans de Belgique et éditeur responsable de la revue trimestrielle « Le Conseil ».
Abderrahmane Cherradi : président de l’Association belgo-marocaine des droits de l’homme, directeur de la revue trimestrielle « Nouvelle Tribune ».
Le Vif/L’Express (Bruxelles) – 17 février 1995
Références supplémentaires :
Yahya Michot et les moines / Yahya Michot and the Monks – Dossier (FRANÇAIS – ENGLISH)