«Le gouvernement américain ferait bien de moins s’inquiéter des mots susceptibles d’apaiser les musulmans et de se préoccuper davantage de fournir à ses propres citoyens des mots précis et significatifs. Si nous refusons d’appeler les terroristes par leur vrai nom – ce sont des « djihadistes » – nous ne les vaincrons jamais. Le monde libre aurait-il compris la menace nazie si, au lieu de désigner les nazis par ce nom, qu’ils se donnaient eux-mêmes, il avait choisi de les appeler simplement « extrémistes » — un mot occultant complètement le racisme, l’expansionnisme et le suprémacisme qui font partie intégrante du mot « nazi » ?»
Raymond Ibrahim est historien et auteur. Il est le directeur associé du Middle East Forum et l’éditeur/traducteur de The Al-Qaida Reader (Doubleday, 2007). Né aux Etats-Unis de parents coptes égyptiens, il parle couramment l’arabe. Ses chroniques et analyses sont publiées dans de nombreux médias nationaux et internationaux.
Du même auteur, voir aussi: Le dialogue inter-religieux lancé par le Roi d’Arabie, en contexte
Dans la guerre contre la terreur, les mots sont importants, par Raymond Ibrahim. Version originale anglaise: Words Matter in the War on Terror, Pajamas Media, 4 mai 2009. Adaptation française: Jean-Marc Léger
Si nous refusons d’appeler les terroristes par leur vrai nom – ce sont des «djihadistes » – nous ne les vaincrons jamais.
La connaissance est inextricablement liée au langage. Moins les mots sont précis, moins l’est la connaissance qu’ils désignent ; à l’inverse, plus le langage est précis, plus l’est la connaissance. Dans la guerre contre la terreur, si l’on veut acquérir une connaissance précise — essentielle à la victoire — il faut commencer par des mots précis.
Le monde libre aurait-il compris la menace nazie si, au lieu de désigner les nazis par ce nom, qu’ils se donnaient eux-mêmes, il avait choisi de les appeler simplement « extrémistes » — un mot occultant complètement le racisme, l’expansionnisme et le suprémacisme qui font partie intégrante du mot « nazi » ?
Malheureusement, c’est exactement ce que semble faire le gouvernement américain, apparemment inconscient de ce lien entre langage et connaissance. Même le président Obama y a fait allusion peu après sa prise de fonction lorsqu’il a déclaré « les mots sont importants dans cette situation parce que l’une des voies qui nous permettront de gagner ce combat [la guerre contre le terrorisme] passera par la conquête des cœurs et des esprits [des musulmans]. »
Selon un mémo officiel, les analystes doivent, lorsqu’ils parlent des islamistes et de leurs objectifs, éviter d’utiliser des mots arabes importants pour les islamiques (« moudjahidines », « salafistes », « oumma ») ; ils ne doivent pas non plus employer de termes anglicisés (comme en français « djihadistes », « islamo-fascisme », « califat »). Il faut se limiter à des mots vagues et génériques (« terroristes », « extrémistes », « totalitaires »).
Une nouvelle défense de cette inquiétante tendance a récemment été publiée par un certain colonel Jeffrey Vordermark et mérite examen. Après avoir noté que les Américains adorent « balancer des mots étrangers », Vordermark écrit :
Nous sommes tombés dans le piège du « djihad ». Le mot est utilisé à la légère dans les conversations au quotidien, mais la plupart des gens en ignorent totalement l’origine ou la signification. Nous pensons, donc nous savons. Les experts, les universitaires et le grand public affirment en connaître le sens, et le terme revient quotidiennement aux informations dans la bouche des journalistes et dans les gros titres. Malheureusement, le seul fait de l’utiliser suppose que l’islam est simple et monolithique. … En tant que nation et que société, nous ne pourrions pas être davantage dans l’erreur.
Même si elle semble noble, cette façon de voir soulève beaucoup de problèmes. D’abord, en cherchant à extirper le mot « djihad » du discours public sous le prétexte erroné qu’il est apparemment impossible d’en connaître le sens, cette position nous place en situation d’échec.
Le « djihad » a une définition très précise, juridique ; mieux, l’islam sunnite — qui représente près de 90 % du monde islamique — est effectivement « simple et monolithique » du fait de la nature totalitaire de la loi islamique (charia) qui classe tous les actes humains possibles en catégories : interdits, déconseillés, légitimes, recommandés, ou obligatoires. En fait, de toutes les grandes religions du monde, aucune probablement n’est aussi strictement en noir et blanc, aussi tranchée que l’islam, qui indique méticuleusement aux musulmans la bonne « voie » à suivre dans la vie (au passage, « voie » est la traduction littérale du mot « charia »).
Ainsi, essayer de décrire l’islam et ses institutions comme un peu « exotiques » et impénétrables — et donc refuser d’emblée de tenter de comprendre — n’est pas seulement une sottise mais exactement ce que les islamistes souhaitent le plus ardemment : protéger les doctrines les plus inquiétantes de l’islam, comme le djihad, contre tout examen par les infidèles.
Vordermark poursuit :
Historiquement, le mot [djihad] s’appliquait à deux notions, le « grand djihad » et le « petit djihad ». Le premier désigne la lutte quotidienne du croyant pour se vaincre lui-même dans l’accomplissement de la volonté d’Allah, et le second désigne traditionnellement la défense de la religion, de la famille ou de la patrie [c’est nous qui soulignons].
Laissons pour l’instant de côté l’accent encore et toujours mis sur la prétendue distinction entre le grand et le petit djihad — qui, hors sémantique et sophismes, ne doit pas occulter le petit djihad (en l’occurrence la guerre armée). Le vrai problème, ici, c’est que l’affirmation de Vodermark selon laquelle le « djihad » militaire est « traditionnellement » limité à la « guerre défensive » est totalement fausse.
Quoi qu’il en soit, il faut excuser Vordermark ; il nous met en garde contre les définitions du « djihad » données par « les experts, les universitaires et le grand public » mais la sienne en fait évidemment partie. Renonçons donc une fois pour toutes aux définitions des infidèles — y compris la mienne — et voyons ce que les autorités les plus respectées de l’islam ont à dire sur le vrai sens du mot « djihad ».
D’abord, il faut savoir que l’islam sunnite repose totalement sur les diverses règles (ahkam) de ce qu’on appelle les quatre écoles de jurisprudence (al-madhahib al-arba’). Je suis en train de lire un manuel arabe intitulé Al-Tarbiya al-Jihadiya fi Daw’ al-Kitab wa al-Sunna (« L’éducation djihadiste à la lumière du Coran et de la Sunna »), écrit par un certain Sheikh Abd al-Aziz bin Nasir al-Jalil. Après avoir soigneusement examiné le mot « djihad », il conclut que « le djihad, c’est lorsque les musulmans font la guerre aux infidèles, après qu’ils les ont appelés à embrasser l’islam ou au moins à payer le tribut [jizya] et à vivre en soumis, et qu’ils ont refusé ».
Le livre contient également des définitions concises du mot « djihad » selon chacune des quatre écoles de jurisprudence, qui ont le dernier mot sur la manière dont il faut interpréter l’islam — ou dans le cas présent, le djihad. Selon les Hanafi, le djihad est « la guerre extrême et incessante dans la voie d’Allah, où l’on doit mettre en œuvre sa vie, ses biens et sa langue, c’est un appel à la vraie religion [l’islam] et la guerre à quiconque refuse de l’accepter » ; selon les Maliki, le djihad c’est « quand un musulman combat un infidèle afin que la parole d’Allah [la charia] règne en maître absolu » ; selon les Shafi’i, le djihad est « le combat acharné contre les infidèles » ; et, selon les austères Hanbali, c’est « le combat contre les infidèles ». (NB : les « infidèles », ou kouffar, sont tout simplement les non-musulmans.)
En quelques mots, la signification « traditionnelle » du mot djihad est la guerre offensive menée pour étendre l’hégémonie islamique. Point. Les preuves sont dans la doctrine, dans les textes, dans l’histoire, et dans le consensus des quatre écoles de jurisprudence. De toute manière, qui comprend le mieux le sens du mot djihad, le non-musulman Jeffrey Vordermark ou le musulman Abd al-Aziz bin Nasir al-Jalil ? Et, pour aller à l’essentiel : laquelle de ces définitions les musulmans prendront-ils au sérieux ?
Pendant que le gouvernement américain s’occupe activement à se censurer, seule la définition « légale » du djihad donnée dans le livre de al-Jalil a de l’importance pour les musulmans —qu’ils soient dits « radicaux » ou « modérés ». Et ce devrait donc aussi être la seule définition sur laquelle les non-musulmans s’appuient dans leurs analyses formelles — à condition, bien entendu, qu’on leur permette à nouveau d’utiliser des mots comme « djihad ».
Mais pourquoi tout ce flou du langage ? Le mémo du gouvernement explique :
N’utilisez jamais les termes « djihadiste » ou « moudjahidine » dans la conversation pour décrire les terroristes. Un moudjahid, un combattant de la guerre sainte, est un terme positif dans le contexte d’une guerre juste. En arabe, djihad signifie « faire des efforts dans la voie de Dieu » et le mot est utilisé dans de nombreux contextes autres que la guerre. Appeler nos ennemis « djihadistes » et leur mouvement « djihad global » constitue de notre part, involontairement, une légitimation de leurs actions. [C’est nous qui soulignons.]
En dehors du fait qu’on nous donne encore une fois une fausse définition du djihad — l’équivalent de la notion chrétienne de « guerre juste », ce qu’il n’est pas — c’est une idée totalement ridicule, bien qu’apparemment répandue, que de penser que les mots que nous employons peuvent avoir le moindre impact sur ce qui est ou n’est pas légitime pour les musulmans et dans un contexte islamique.
Les musulmans n’attendent pas des Américains ou de leur gouvernement — c’est à dire pour eux les égarés, les trompés, en un mot les infidèles — une définition de l’islam ; et les précautions verbales et euphémismes subtils émanant de l’Occident seront encore plus impuissants à conférer ou retirer la légitimité islamique aux islamistes du monde. Pour les musulmans, seule la loi islamique, l’antithèse du droit international, décide de ce qui est ou n’est pas légitime ou, en langage juridique islamique, ce qui est mubah ou mahrum.
De plus, le gouvernement américain ferait bien de moins s’inquiéter des mots susceptibles d’apaiser les musulmans — le mémo met en garde contre les « offenses », les « insultes » ou les « provocations » aux musulmans — et de se préoccuper davantage de fournir à ses propres citoyens des mots précis et significatifs.
Les mots sont importants. Et ceux à qui on les adresse le sont encore plus. Les musulmans du monde ne retiennent pas leur souffle pour savoir quelle sorte de légitimité islamique le gouvernement américain va accorder à tel ou tel groupe islamique, car de toute manière ce n’est pas aux non-musulmans — les méprisables infidèles — de décider ce qui est ou n’est pas islamique. En revanche, les Américains, qui continuent à se demander « pourquoi nous haïssent-ils ? », ont besoin de comprendre, de toute urgence. Employer des mots précis et exacts serait le premier pas.
Enfin, puisque cet article est consacré aux « mots », sachez qu’il y a une bonne raison pour que les mots « connaissance » et « reconnaissance » soient étymologiquement parents : sans le deuxième — ici, sans reconnaissance de la vraie nature de l’ennemi islamiste et de ses objectifs — il est impossible d’accéder au premier : la connaissance nécessaire à la victoire.