Un manifeste pas si pluraliste qu’il le prétend
Le blogue de Jean-François Lisée
L’Actualité le 14 février 2010
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Les signataires souhaitent un débat serein, sans attaque personnelle. Encore bravo. Je vais m’y astreindre. Aujourd’hui, je vais indiquer en quoi leur manifeste n’est pas aussi pluraliste qu’il le prétend. Demain, je tenterai d’indiquer ce que serait, à mon humble avis, un pluralisme plus ouvert.
1. Un constat d’échec
En mai 2008, un texte en plusieurs points semblable à ce manifeste fut publié: le rapport de la Commission Bouchard-Taylor. Issu d’un des exercices de consultation publique les plus larges et les plus ouverts en Occident sur cette question (dont la qualité vient d’être validée, a posteriori, par l’échec du débat français sur l’identité) le rapport débouchait sur les mêmes conclusions: l’approche appliquée jusqu’à maintenant sur les rapports avec les minorités religieuses est bonne, la pratique des accommodements est juste, les institutions fonctionnent, le public est simplement victime de «fausses perceptions».
Pourquoi revenir, 20 mois plus tard, avec le même message ? Les auteurs ont une réponse, qui justifie selon eux l’existence de leur texte. (…) Car leur vision d’une société ouverte est mise en péril par deux courants de penséequ’ils identifient comme le nationalisme conservateur québécois et la laïcité stricte.
Cela est d’autant plus troublant «qu’aucun des deux principaux partis politiques québécois ne [se] fait explicitement le porte-étendard » de leur vision – qui a pourtant force de loi aujourd’hui. C’est donc le manifeste de ceux qui ont échoué à convaincre les partis politiques, non de changer, mais de s’engager à reconduire le statu quo ante.
2. Un étonnant angle mort
Avouez que c’est bizarre. Les nationalistes conservateurs et les laïcs stricts ne sont pas au pouvoir. Il ne sont que des universitaires, comme les signataires du manifeste. Les chroniqueurs dans les médias écrits sont tout aussi divisés. Comment peut-on expliquer que la vision des pluralistes soit à ce point sur la défensive et que le gouvernement Charest, initiateur de la commission Bouchard-Taylor, la traite comme s’il s’agissait d’une cargaison de fibres d’amiante non-sécurisée ?
Il y a un absent dans l’analyse. On sent, entre les lignes, qu’une importante masse de matière noire exerce son pouvoir d’attraction, comme elle le fait dans l’univers. Cette masse est-elle invisible ? Pour les auteurs du manifeste, manifestement. Pour les autres, non. Il s’agit de l’opinion publique québécoise, massivement opposée à leur vision et au statu quo.
Les Québécois y étaient opposés avant Bouchard-Taylor, à hauteur de 70%. Ils sont venus dire aux commissaires, dans une proportion voisine, qu’ils souhaitaient un nouveau cadre, plus lisible, plus exigeant, notamment sur la primauté de l’égalité des rapports hommes-femmes. Un an et demi plus tard, se sentant à bon droit trahis par les commissaires, les Québécois sont aussi nombreux à s’opposer à cette approche. (….)
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Donc, les promoteurs du Québec pluraliste sont dans l’incapacité de convaincre la majorité québécoise de la valeur de leurs propositions. Ils tentent de séparer l’ivraie du bon grain en affirmant ceci :
«Les tenants [du ] discours [des valeurs communes] considèrent que la majorité aurait le droit d’exiger des immigrants (un terme qui, dans leurs arguments, désigne parfois des personnes et des communautés installées au Québec depuis des générations) qu’ils se conforment aux dites valeurs.»
Puisque je suis un des tenants du discours des valeurs, j’ai l’agréable tâche de répliquer que les Québécois issus de l’immigration sont en phase avec la majorité francophone. Dans tous les sondages où s’expriment un refus du cadre actuel des accommodements, les Québécois issus de l’immigration (allophones et anglophones) répondent avec un niveau de refus voisin de celui des francophones.
3. Le pluralisme implique-t-il d’être à l’écoute (aussi) de la majorité ?
Le manifeste est signé par de nombreux politologues et sociologues, dont le métier est d’observer et d’analyser l’évolution du corps social. L’absence, dans leur texte, de toute référence au refus majoritaire est par conséquent simplement ahurissante.
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La volonté majoritaire ne doit pas être le seul guide, surtout lorsqu’on discute des droits des minorités – les francophones du Canada peuvent en attester. Mais cette façon de rejeter d’un revers de main le malaise majoritaire détonne, face à la volonté d’ouverture affichée à chaque paragraphe lorsqu’il s’agit de se mettre à l’écoute des minorités religieuses. Cette fermeture envers la majorité constitue un a priori qui augure mal lorsqu’on se réclame d’une «posture d’accueil et de dialogue, conditions essentielles à l’élaboration d’un authentique vivre-ensemble».
Cette surdité assumée envers les signaux transmis par la majorité, (y compris, je tiens à me répéter, par les Québécois issus de l’immigration), ce refus de dialoguer avec elle, d’accommoder sa vision pour l’intégrer dans une acceptation commune du vivre ensemble, est d’après moi le talon d’Achille, pour ne pas dire le trou noir, du manifeste.
4. Le pluralisme implique-t-il (aussi) d’admettre que plusieurs voies sont possibles ?
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Rien de tel chez les Pluralistes. Une charte sur la laïcité ? Ils ne l’ont pas encore lue – car aucune proposition formelle n’existe. Mais ils sont contre. Une tentative d’enchâsser quelque part une clause interprétative pour mieux dire aux juges de donner préséance à l’égalité des sexes sur les pratiques religieuses inégalitaires, du moins dans l’espace public ? Ils sont contre. Ne cherchez pas, ils ne reprennent aucune des douzaines de propositions avancées depuis l’échec de Bouchard-Taylor. Aucune.
Les Québécois sont aujourd’hui beaucoup mieux informés qu’ils ne l’étaient auparavant sur l’existence, dans d’autres démocraties avancées, de façons très diverses et pourtant toutes aussi respectueuses des droits d’envisager les rapports avec les minorités religieuses. Les auteurs affirment-ils que leur vision leur semble la meilleure, mais que plusieurs propositions concurrentes sont aussi acceptables ?
5. Une défense des institutions qui ignore la réalité historique et politique
Les auteurs consacrent de longs paragraphes à défendre les chartes des droits et les décisions des juges. «Il nous paraît périlleux, écrivent-ils notamment, de banaliser les textes fondamentaux que sont les chartes des droits. » Suis-je le seul à m’étonner que dans la somme de matière grise accumulée dans 820 des meilleurs cerveaux du Québec, il n’y ait pas eu une seule synapse capable d’identifier la faille dans ce raisonnement ?
Un des non-signataires nous rappelle ce fait essentiel:
« Le Canada est la seule démocratie avancée dans laquelle on a imposé un nouvel ordre constitutionnel à un peuple malgré le refus quasi unanime de son Assemblée nationale. »
À ce rappel du philosophe Michel Seymour, il faut ajouter que dans des pays normaux, l’ordre constitutionnel est le fondement du vivre-ensemble. Il incarne les règles communes auxquelles on adhère, pour mieux s’y soumettre en cas de conflit. Au Canada, l’ordre constitutionnel ne bénéficie d’aucune légitimité démocratique au Québec depuis maintenant 28 ans. Lorsqu’ils furent invités à entériner, par voie de référendum en 1992, une version qu’on leur disait améliorée de ce texte fondamental, 57% des Québécois ont dit Non. C’est pourtant cette constitution illégitime qui inclut cette Charte des droits dont découlent les décisions en termes d’accommodements.
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