Les buts et les méthodes des Frères musulmans en Europe
Par Lorenzo Vidino
V.o. publiée le mercredi 1er novembre 2006
Traduction Point de Bascule
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Note de présentation de PdeB:
La version originale (v.o.) anglaise de cet article a été publiée il y a plus de trois ans. Plusieurs des hyperliens proposés par son auteur ne fonctionnent plus et certains des leaders islamistes identifiés dans l’article n’occupent plus les postes qu’ils occupaient à l’époque dans l’organigramme des Frères musulmans. L’article n’en est pas moins toujours fort pertinent car il offre une bonne récapitulation du programme poursuivi par les Frères tout en exposant les liens qui unissent plusieurs organisations islamistes d’Europe.
Tout au long du texte, les termes «revivalisme » et «revivaliste » reviennent pour qualifier la nature des activités des Frères musulmans. Ces expressions proviennent du verbe revivre. Elles indiquent que la mission fondamentale des Frères c’est de faire revivre ou de faire renaître chez les musulmans un enthousiasme religieux révolutionnaire comparable à celui qui exista durant les premiers siècles de l’islam. Les Frères cherchent à canaliser cette ferveur vers la réalisation de leur l’objectif qui est d’instaurer la charia comme règle suprême sur les territoires qu’ils contrôlent. À terme, dans l’esprit des islamistes, l’introduction de la charia conduit au rétablissement du califat, un système de gouvernement islamique mondial.
«L‘islam va retourner en Europe comme un conquérant et un vainqueur après en avoir été expulsé à deux reprises. Cette fois-ci, je maintiens que la conquête ne se fera pas par l’épée mais en recourant au discours et à l’idéologie ».
– Yusuf al-Qaradawi, chef spirituel officieux des Frères musulmans
Qaradawi sur vidéo : http://www.youtube.com/watch?v=RDLinMUhn3Q
Qaradawi dans ses écrits : http://www.memri.org/report/en/0/0/0/0/0/0/774.htm
En 1990, Yusuf al-Qaradawi, un influent exégète sunnite et le chef spirituel officieux des Frères musulmans (al Ikhwan al Muslimoun) publia un livre intitulé «Priorities of the Islamic Movement in the Coming Phase » (Les priorités du mouvement islamique à la prochaine étape) [1].
L’ouvrage de 186 pages peut être considéré comme le plus récent manifeste du mouvement voué au revivalisme islamiste. Comme l’explique Qaradawi en introduction, «le mouvement islamique (c’est) le travail collectif et coordonné du peuple mené pour redonner une direction islamique à la société ». Le mouvement vise à rétablir «le système de califat islamique tel que le requiert la charia ». L’ouvrage présente les priorités et le mode de fonctionnement de ce mouvement.
Certains des éléments avancés par Qaradawi diffèrent de ce que prônent plusieurs groupes salafistes et même, dans certains cas, de ce que les Frères musulmans ont traditionnellement soutenu. Bien que le livre n’exclue pas le recours à la violence notamment pour défendre les terres musulmanes, il n’en plaide pas moins pour un recours au dialogue, au prosélytisme (dawa) et à d’autres méthodes pacifiques pour atteindre les buts que le mouvement s’est fixés. Cette doctrine dont Qaradawi est l’un des principaux représentants est généralement identifiée sous le vocable de « wassatiyya », une sorte de doctrine à mi-chemin entre l’extrémisme violent et le sécularisme [2].
Après avoir étudié la situation du revivalisme islamiste dans le monde musulman proprement dit, Qaradawi consacre une grande partie de son ouvrage à discuter de la situation des musulmans vivant en Occident. Il explique que le nombre d’expatriés musulmans vivant en Europe, en Australie et en Amérique du Nord « a cessé d’être insignifiant », que leur présence y est permanente et qu’elle continuera de croître grâce à l’afflux continuel de nouvelles vagues d’immigrants. Bien que Qaradawi soutienne que leur présence soit « nécessaire », notamment pour répandre la parole d’Allah à travers le monde et défendre la nation musulmane « contre l’hostilité et la désinformation pratiquées par les forces et les courants anti-islamiques », il la considère également problématique. Puisque la nation musulmane et donc les minorités musulmanes « sont éparpillées à travers le monde » et n’ont pas une direction centralisée, il considère qu’il y a un risque bel et bien réel qu’elles « se fondent » à leur nouvel environnement. Qaradawi met donc en garde contre le danger que les minorités musulmanes ne perdent leur identité et ne finissent par être absorbées par les majorités non-musulmanes.
Qaradawi voit le manque de leadership chez les musulmans non seulement comme un problème mais également comme une occasion exceptionnelle s’offrant au mouvement islamiste « d’exercer la direction présentement déficiente sur tous les groupes et sur toutes les tendances de la nation musulmane ». Tandis que la répression exercée par les régimes dirigeant les pays musulmans limite les chances des organisations islamistes d’y exercer une influence significative, Qaradawi note que le mouvement peut opérer en toute liberté dans l’Occident démocratique. Il note également que les immigrés musulmans sont souvent désorientés par la vie telle qu’elle se déroule dans les pays non-musulmans et qu’ils ignorent très souvent les préceptes les plus élémentaires de l’islam. En conséquence, ils représentent donc la meilleure audience possible pour la propagande du mouvement. Qaradawi soutient que les promoteurs du revivalisme islamiste doivent agir comme des activistes en Occident « afin de ne pas laisser ces immigrés se faire balayer par le tourbillon du matérialisme environnant ».
Après avoir affirmé la nécessité de développer le mouvement islamiste en Occident, Qaradawi présente un plan pour réaliser son objectif. Le théologien d’origine égyptienne favorise le développement d’une société musulmane séparée au sein même des pays occidentaux. Tandis qu’il souligne l’importance de maintenir un dialogue avec les non-musulmans, il plaide pour le développement de communautés musulmanes avec « leurs propres établissements religieux, éducatifs et de loisirs». Il enjoint ceux qui participent au réveil islamique de « bâtir votre propre société à l’intérieur de la société dans son ensemble », d’avoir « votre propre ghetto musulman ».
Qaradawi envisage un rôle crucial pour le mouvement islamiste dans la création de ces communautés islamiques. Au plan local, les associés du mouvement dirigeront les mosquées, les écoles et les organisations civiques qui sont au cœur de ces « ghettos musulmans souhaités ». Les ambitions de Qaradawi vont encore plus loin. Sans le déclarer ouvertement, il insinue que les lois de la charia devraient régir les relations entre les habitants de ces îlots musulmans. Les minorités musulmanes « devraient avoir parmi elles un uléma (juriste musulman) et des leaders religieux qui répondront à leurs questions, qui les guideront lorsqu’elles s’écartent du droit chemin et qui les réconcilieront les uns avec les autres lorsque des différends surgissent entre eux ».
À première vue, ce que Qaradawi promeut dans son ouvrage peut sembler fantaisiste. En réalité, cela correspond exactement au programme poursuivi depuis cinquante ans par le réseau international des Frères musulmans dans les pays occidentaux. Depuis la fin de la Seconde Guerre, des membres de l’Ikhwan se sont établis en Europe et ont travaillé sans relâche à mettre en œuvre les buts énoncés par Qaradawi. Dans presque tous les pays européens, ils ont mis sur pied des organisations étudiantes nationales qui, grâce à leur militantisme et au support financier des pays du Golfe, sont devenues les représentants les plus visibles des communautés musulmanes locales. Ils ont établi un réseau de mosquées, de centre de recherches, de groupes de réflexion, d’organisations charitables et d’écoles qui disséminent leur interprétation extrêmement politique de l’islam. Finalement, aujourd’hui, avec la création d’une organisation transnationale spécialisée dans la jurisprudence islamique, le Conseil européen de la fatwa et de la recherche, l’Ikhwan est en train de subtilement faire ses premiers pas vers l’objectif visé par Qaradawi d’introduire la charia chez les communautés musulmanes d’Europe.
Ayant été l’objet de beaucoup d’attention de la part des autorités dès leurs tout débuts (1928), les Frères musulmans ont tendance à être extrêmement discrets. Les Frères révèlent leur affiliation seulement quand les conditions leur sont favorables. Bien que les premiers activistes islamistes ayant œuvré en Europe aient été des membres officiels de l’organisation, les liens formels qu’ils entretenaient avec la base de l’organisation au Moyen-Orient se relâchèrent pour différentes raisons. La question de savoir qui est formellement affilié à l’Ikhwan n’est pas de la plus grande importance pour comprendre le rayonnement de l’organisation. Loin d’être un groupe très structuré, l’Ikhwan est plutôt un mouvement hétérogène dont la cohésion est assurée par les affinités idéologiques de ses membres.
Mohammed Akif (parfois épelé Akef), l’actuel guide et leader suprême des Frères musulmans et l’ancien responsable du Centre islamique de Munich expliqua à Xavier Ternisien [3], un expert français sur les questions religieuses, la nature souple de son organisation: « Nous n’avons pas une organisation internationale formelle. C’est notre conception commune des choses qui nous unit. Nous sommes présents dans chaque pays. Partout il y a des gensqui croient dans le message avancé par les Frères musulmans. En France, l’Union des organisations islamiques de France (UOIF) n’appartient pas à l’organisation des Frères. Elle suit ses propres lois et règlements. Il y a plusieurs autres organisations qui n’appartiennent pas au Frères. Prenez par exemple le cheikh al-Qaradawi. Il n’est pas un Frère musulman. Cependant, il fut formé selon la doctrine des Frères. La doctrine des Frères est disponible par écrit et a été traduite dans toutes les langues ».
Dans une entrevue de 2005, Akif élabora davantage. Il mentionna que les Frères travaillant en Europe n’ont pas de lien direct avec la direction de l’organisation en Égypte, bien qu’ils coordonnent leurs actions avec eux [4].
Sans égard à leur statut formel avec les Frères, plusieurs individus et organisations qui appuient le message de l’Ikhwan opèrent en Europe et travaillent à la réalisation des objectifs établis par Qaradawi. Poussés par leur ferme conviction que l’islam est supérieur à toutes les autres religions et à tous les autres modes de vie, les Frères d’Europe se battent quotidiennement pour atteindre leur but, recourant à toutes les méthodes, même aux compromis douloureux avec les autorités européennes. «L’islam va retourner en Europe comme un conquérant et un vainqueur après en avoir été expulsé à deux reprises », déclare Qaradawi. Et il ajoute: «Cette fois-ci, je maintiens que la conquête ne se fera pas par l’épée mais en recourant au discours et à l’idéologie » [5].
Établir des racines en Europe
Selon Mohammed Akif, les Frères se sont établis en Europe dans les années ’50 [6].
À cette époque, Nasser et d’autres régimes nationalistes arabes pourchassaient les membres de l’organisation et plusieurs durent fuir leur terre natale. Pour différentes raisons, la plupart des Frères qui fuirent la persécution prévalant au Moyen-Orient se dirigèrent vers l’Allemagne de l’Ouest. Certains avaient déjà tissé des liens avec l’Allemagne durant la Deuxième Guerre quand le grand mufti de Jérusalem Haj Amin al Husseini vint s’établir à Berlin pour aider le régime nazi à diffuser sa propagande antijuive [7].
D’autres bénéficièrent du fait que le gouvernement de l’Allemagne de l’Ouest appliqua la doctrine dite de Hallstein et ouvrit ses portes aux dissidents des régimes qui avaient reconnu l’Allemagne de l’Est, notamment l’Égypte et la Syrie. Enfin, certains furent attirés par le prestige de plusieurs établissements de haut savoir spécialisés en technologie et ils décidèrent de poursuivre en Allemagne des études de génie, d’architecture ou de médecine [8].
Parmi les premiers qui participèrent au mouvement revivaliste islamiste en Europe, on retrouve Saïd Ramadan. Né en 1926 dans un village au nord du Caire, Ramadan joignit les Frères musulmans à l’âge de quatorze ans après avoir assisté à une conférence prononcée par le fondateur de l’organisation Hassan al-Banna [9].
En 1946, après avoir reçu sa licence en droit de l’Université du Caire, Ramadan devint le secrétaire personnel d’al-Banna et lança Al Shibab, le magazine officiel de l’organisation. En 1948, il combattit en Palestine parmi les volontaires arabes et fut même nommé brièvement responsable d’un corps d’armée à Jérusalem par le roi Abdullah de Jordanie. Par la suite, il voyagea vers le Pakistan nouvellement établi et, en dépit de son jeune âge, posa sa candidature au poste de secrétaire-général du World Muslim Congress.
En décembre 1948, l’Ikhwan fut interdite par le gouvernement d’Égypte et l’année suivante la police égyptienne assassina al-Banna. Devant ces nouveaux développements, Ramadan décida de demeurer au Pakistan où il travailla comme «ambassadeur culturel » du pays auprès du monde arabe. En 1950, après que l’interdiction des Frères ait été levée, il retourna en Égypte et commença à publier Al Muslimoon, l’une des plus importantes publications vouées au revivalisme islamiste. L’arrivée subite de Nasser au pouvoir en 1953 agita la vie politique en Égypte et, après une courte période de coexistence pacifique entre les Frères et les officiers qui supportaient Nasser, une nouvelle période de répression commença.
Se rendant bien compte qu’il ne pourrait pas continuer ses activités en Égypte, Ramadan quitta le pays après avoir été relâché de prison. Après plusieurs courts séjours dans différents pays du Moyen-Orient, il s’installa de façon permanente en Europe avec son épouse Wafa, la fille ainée d’al-Banna. Ils s’établirent à Genève (Suisse) et Ramadan s’inscrivit à l’Université de Cologne où il obtint un diplôme de droit après avoir présenté une thèse sur le droit islamique.
En 1961, Ramadan fonda le Centre islamique de Genève dans une villa qui lui avait été donnée par un prince arabe puis le transféra dans un curieux édifice vert et blanc juste à côté du lac Léman. Quelques autorités reconnues de l’islam siégèrent sur le premier conseil d’administration du Centre dont Mohammed Hamidullah, exégète indien, et Maulana Abdul Hassan Ali al Nadwi. Le Centre devint l’une des principales bases d’opération des Frères musulmans en Europe et la première d’une longue série de bases que Ramadan établit à travers l’Europe grâce à l’appui financier de l’Arabie saoudite. L’année suivante, Ramadan joua un rôle clé dans la mise sur pied de la Ligue islamique mondiale, une organisation transnationale mise sur pied pour répandre l’interprétation saoudienne de l’islam. Ramadan fut l’un de ses principaux fondateurs et il en rédigea même la constitution. Grâce à d’importants appuis financiers des Saoudiens, Ramadan travailla à implanter les Frères musulmans en Europe. Rapidement une excellente occasion se présenta à lui pour avancer sa cause lorsque des étudiants arabes de Munich le contactèrent pour les aider à financer la construction d’une mosquée dans cette ville. Les étudiants arabes étaient en compétition avec un autre groupe de musulmans pour le contrôle de la commission responsable du financement et de la construction de la mosquée [10].
Les adversaires des étudiants étaient d’anciens soldats musulmans qui s’étaient battus aux côtés des nazis durant la Deuxième Guerre mondiale et étaient restés à Munich après le conflit. Originaires d’Asie centrale et du Caucase, ces anciens soldats adhéraient à une interprétation de l’islam plus modérée qui différait de celle des étudiants militants. Dès 1960, grâce à l’appui financier de l’Arabie saoudite, Ramadan s’installa au poste de président de la commission responsable de la mosquée. Lorsque la construction de la mosquée fut complétée en 1973, les Frères musulmans avaient fait disparaître toutes les autres influences.
Tout comme Genève avait servi de rampe de lancement pour les opérations européennes de l’Ikhwan, Munich servit de quartier général en Allemagne. La commission responsable de la construction de la mosquée devint une organisation permanente qui changea éventuellement de nom pour devenir la Société islamique d’Allemagne. Ramadan dirigea l’organisation jusqu’en 1973 avant de se faire remplacer par un des étudiants qui l’avait initialement contacté soit Ghaleb Himmat originaire de la Syrie [11].
Himmat, qui conserva sa position jusqu’en 2002, est devenu un membre important du réseau des Frères en Europe et le co-fondateur de la Banque al-Taqwa, une institution financière fréquemment soupçonnée de servir à l’Ikhwan pour ses transferts de fonds en Europe. Selon les autorités européennes et américaines, Himmat et Youssef Nada, l’un des meilleurs experts de l’Ikhwan dans le domaine de la finance, eurent recourt à al-Taqwa et à un impressionnant réseau de compagnies pour financer la construction et les activités de douzaines de projets soutenus par les Frères musulmans en Occident. Les deux hommes que le Trésor américain accusa d’avoir financé Hamas et al Qaeda [12] ont été désignés comme des financiers du terrorisme par plusieurs pays occidentaux ainsi que par les Nations Unies.
Après que Himmat se soit retiré de la Société islamique d’Allemagne, la présidence de l’organisation passa dans les mains d’Ibrahim El Zayat, un jeune activiste né en Allemagne qui manifeste un extraordinaire talent dans les relations publiques et qui, comme son prédécesseur, a une grande habilité à mener des transactions financières louches. En 2002, en tant que directeur de l’Assemblée mondiale de la jeunesse musulmane basée à Riyad (Arabie saoudite), une ONG qui distribue de la littérature wahhabiste à travers le monde, El Zayat fut mis sous enquête en Allemagne pour avoir acheminé plus de deux million de dollars à une organisation de charité liée à al-Qaeda et pour son implication dans des activités de blanchiment d’argent [13].
Malgré tout, grâce à son militantisme et à ses appuis financiers, la Société islamique d’Allemagne s’est assuré la primauté parmi les organisations musulmanes allemandes. Elle chapeaute plus d’une soixantaine de centre islamiques à la grandeur du pays. Conjointement avec Milli Görüs, une organisation turque islamiste implantée en Allemagne liée au parti Refah qui compte 25 000 membres et approximativement 100 000 sympathisants en Allemagne, la Société islamique est, dans les faits, la représentante de la communauté musulmane allemande [14]. Les deux organisations (dont les leaders respectifs sont reliés par le mariage) ont formellement combiné leurs forces en créant une organisation parapluie Zentralrat [15]. Ils monopolisent le débat public concernant l’islam en Allemagne et ils contrôlent la majorité des mosquées [16].
Plusieurs agences de sécurité allemandes ont exposé à multiples reprises les liens que ces organisations entretiennent avec les Frères musulmans et ont formulé des mises en garde au sujet de l’ambiguïté de leurs propos. Un rapport officiel émanant du Bureau de la protection de la Constitution de l’État de la Hesse soutient que c’est Milli Görüs et ses groupes affiliés qui posent la principale menace islamiste en Allemagne. Ils tentent de propager leurs vues islamistes de façon légale. Puis, ils cherchent à faire appliquer par tous les musulmans une interprétation stricte du Coran et de la charia. Leur proclamation d’appui à la tolérance et à la liberté de religion devrait être examinée avec beaucoup de circonspection [17].
Malgré tout, en dépit de ces avertissements, les politiciens allemands considèrent les groupes affiliés à l’Ikhwan comme leurs principaux partenaires dans le dialogue sur les questions qui touchent la communauté musulmane. Ce faisant ils leur donnent de la légitimité et augmentent leur influence.
L’éclosion en France
Tandis que Saïd Ramadan s’activait à développer des organisations en Allemagne, un autre membre fondateur du Centre islamique de Genève, Mohammed Hamidullah, créa la première organisation revivaliste de France. Né en Inde et auteur de presque deux cents livres sur l’histoire, la culture et le droit islamiques, cet intellectuel dirigea l’Association des étudiants islamiques de France (AEIF).
Bien que Hamidullah ait été un intellectuel plus enclin aux études qu’à l’activité politique, l’AEIF devint rapidement le point de convergence d’un petit groupe d’étudiants musulmans étrangers radicaux inscrits dans les universités parisiennes. Parmi eux, il y avait Hasan al Turabi, un jeune étudiant soudanais en droit qui deviendrait éventuellement l’une des figures les plus importantes du revivalisme islamique des trente dernières années [18]. Fils d’un qadi (juge musulman) et originaire du sud du Soudan, Turabi joignit les Frères musulmans sur le campus de l’Université de Khartoum dans les années ’50 et continua à militer avec cette organisation pendant qu’il étudiait le droit à la Sorbonne [19].
Parmi les autres personnes connues qui gravitèrent autour de l’AEIF, on compte Abolhassan Banisadr, le premier président de la République d’Iran [20], Saïd Ramadan al Boutih, un des plus prestigieux expert en droit de la Syrie et Issam al Attar, un des principaux leaders des Frères musulmans qui fuit la Syrie pour échapper au régime avant de s’établir dans la ville allemande d’Aachen (Aix-la-Chapelle) où il fonda la mosquée Bilal [21].
Ces expatriés en vinrent à débattre du but de leur séjour en Occident. La section syrienne des Frères dirigée en Europe par Attar considérait que l’exil devait servir à poursuivre le combat qui se menait en Syrie. Pour eux, au départ à tout le moins, l’Europe n’était qu’un endroit d’où il était pratique d’opérer contre le régime syrien et l’AEIF n’était rien de plus qu’un club pour les étudiants musulmans étrangers qui comptaient quitter la France à la fin de leurs études.
Par contre, d’autres parmi les Frères musulmans qui venaient d’arriver en Europe considéraient leur hijra (leur émigration forcée qu’ils comparaient à celle du prophète de La Mecque vers Médine) non comme un bref séjour mais comme une occasion de réaliser la mission de l’Ikhwan consistant à répandre la parole d’Allah aux quatre coins du monde. Cette conception était partagée tout particulièrement par les Égyptiens. Les Frères étaient en Europe pour y rester, conclurent-ils, et ce continent – avec sa liberté, sa richesse et sa population musulmane croissante – constituait une nouvelle base à partir de laquelle les Frères pourraient opérer.
En 1979, un petit groupe de membres de l’AEIF qui adhéraient à la vision à long terme des Égyptiens et qui désiraient étendre l’influence de l’Ikhwan aux musulmans vivant en France créa une nouvelle organisation. C’était le Groupe islamique de France qui devint l’Union des organisations islamiques de France (UOIF) [22]. Outre ses deux fondateurs officiels l’Irakien Zuhair Mahmood et le Tunisien Abdallah Ben Mansour, l’UOIF comptait deux parrains importants. Le premier était Faysal Mawlawi qui avait appartenu à l’AEIF lors de son passage à Paris et qui était désormais de retour dans son Liban natal pour y diriger le parti politique radical Jamaa al Islamiya. Le second était Rashid Ghannouchi, le secrétaire de l’AEIF de 1968 à 1969 et le chef d’al Nahda, un mouvement islamiste qui combattait le régime tunisien [23]. Ghannouchi et Mawlawi, des politiciens extrêmement subtils, capables de modifier leur discours pour s’adapter aux circonstances, comprirent que les Frères musulmans avaient besoin d’une organisation bien structurée pour être capables d’influencer le débat politique et radicaliser les minorités musulmanes d’Europe.
Durant les vingt dernières années, l’UOIF a développé en France l’organisation la plus importante et la plus active. Elle contrôle un grand nombre de mosquées et attire des dizaines de milliers de participants à ses rassemblements du Bourget. Aujourd’hui l’UOIF se targue même d’opérer son propre centre de formation islamique, l’Institut européen des sciences humaines (IESH) [24]. Situé dans un château de la Bourgogne rurale, l’IESH offre différents diplômes en études islamiques et il affirme que son but consiste à former des imams qui maîtriseront les préceptes théologiques de l’islam tout en sachant « s’intégrer » à la réalité qui les entoure. L’Institut fut fondé par des membres clés de l’UOIF, tels Ahmed Jaballah et Zuhair Mahmoud et il invite régulièrement les personnages les plus importants du réseau international des Frères [25]. Son conseil scientifique est dirigé par Yusuf al-Qaradawi [26] et Faysal Mawlawi, le guide spirituel de l’UOIF et l’un de ses fréquents visiteurs et conférenciers.
Le gouvernement français agit de façon schizophrénique face à l’UOIF. D’un côté, le Conseil d’État rejeta une demande de naturalisation formulée par Ben Mansour, l’un des fondateurs de l’UOIF, en invoquant qu’il avait dirigé « une organisation à laquelle sont associés plusieurs mouvements extrémistes qui rejettent les valeurs de la société française » [28]. D’un autre côté, alors qu’il était ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy a déclaré publiquement qu’il croyait que l’UOIF avait toujours adopté des positions qui « respectaient la République » et que c’était un partenaire fiable quand il s’agissait de mener le dialogue délicat concernant l’intégration des musulmans de France [29].
Les représentants de l’UOIF, la plupart d’entre eux détenteurs de diplômes décernés par de prestigieuses universités françaises, sont impliqués dans un nombre incalculable de partenariat avec des organisations chrétiennes, privées ou gouvernementales vouées au dialogue interreligieux, à la lutte contre le racisme et à l’intégration des minorités. Tout en menant ces activités, ils n’en maintiennent pas moins leur vision radicale du monde. Ils sont d’ailleurs fréquemment surpris en train de faire des remarques ouvertement antisémites ou de défendre les actions du Hamas [30]. Des livres tels Le protocole des sages de Sion et ceux d’al-Banna et de Qutb sont fréquemment mis en vente lors d’événements organises par l’UOIF. Lorsque l’UOIF était encore une organisation naissante et qu’elle n’était pas sous les feux des projecteurs comme elle l’est aujourd’hui, l’un de ses représentants Ahmed Djaballah s’était permis une admission fort révélatriceconcernant les deux étapes du développement de l’organisation : « La première étape du développement est démocratique, la seconde sera l’instauration d’une société islamique », avait-il déclaré [31].
L’espoir d’islamiser la Grande-Bretagne
Tandis que ce sont des Arabes qui donnèrent au mouvement revivaliste son envol sur le continent européen, ce sont principalement des musulmans originaires du Pakistan et de l’Inde qui jouèrent ce rôle au Royaume-Uni. Dans les années ’50 et ’60, les supporteurs d’Abul Ala Maududi, le fondateur du Jamaat-e-Islami, commencèrent à établir les premières organisations revivalistes en Grande Bretagne. En 1962, un petit groupe d’activistes musulmans de Londres (East London) fonda la UK Islamic Mission, une organisation dont les buts avoués consistent à « encourager un renouveau spirituel » et à établir une société qui soit « basée sur les idéaux, les valeurs et les principes de l’islam » [32].
La Mission considère l’islam comme un système global qui couvre tous les aspects de la vie. Se définissant elle-même comme « une organisation idéologique », la Mission affirme que « l’islam doit se traduire par des manifestations tangibles dans tous les aspects de la vie humaine. La Mission compte donc mouler toute la vie humaine pour qu’elle se conforme à la volonté d’Allah » [33]. La Mission déclare ouvertement vouloir introduire la charia en Grande-Bretagne, en commençant par le droit de la famille. La UK Islamic Mission favorise « une campagne incessante pour l’implantation du droit musulman de la famille » et « le développement d’un ordre social islamique au Royaume-Uni afin de plaire à Allah ». Tandis qu’à l’origine ces organisations proclamaient vouloir préserver l’identité musulmane de la population originaire du Pakistan et de l’Inde, le Professeur Gilles Kepel fait remarquer avec justesse que la Mission a largement dépassé ce but en promouvant ouvertement l’islamisation de la société britannique. Fidèle aux enseignements de Maududi, elle enjoint la communauté musulmane de ne pas se satisfaire du simple maintien de ses valeurs musulmanes mais qu’au contraire, elle devrait chercher à convertir les non-musulmans et à imposer « l’ordre social islamique » à tous. Ce faisant, la communauté musulmane de Grande-Bretagne agira comme « l’avant-garde qui sert de fer de lance dans la bataille éternelle au service de la cause d’Allah » [34].
Dans le but d’établir cet « ordre social islamique », la Mission a bien compris l’importance de propager sa doctrine à un auditoire qui soit le plus large possible. À la fin-2006, la UK Islamic Mission comptait trente-neuf sections d’un bout à l’autre du pays, plus de trente-cinq mosquées et écoles où l’on dispensait une éducation islamique à environ cinq milles enfants britanniques [35]. La Mission maintient une section jeunesse, la Young Muslim UK, qui cherche à attirer les enfants des immigrants musulmans pour qu’ils participent à des groupes d’étude, des camps d’été et des compétitions de mémorisation du Coran. Pour attirer les plus occidentalisés d’entre eux, Young Muslim UK organise même des activités de go-kart et de paintball, le tout se déroulant évidemment dans une atmosphère religieuse sans mixité [36].
En 1973, l’Islamic Mission fonda un collège et un centre de recherche, l’Islamic Foundation First, qui occupait à l’origine un simple bureau de deux pièces au centre de Leicester. Depuis l’Islamic Foundation a grandi au point de devenir l’une des plus importantes institutions vouées aux études islamiques en Europe. En 1990, elle déménagea ses quartiers-généraux dans un vaste manoir à Markfield, une région rurale près de Leicester [37]. L’Islamic Foundation organise régulièrement des conférences et elle dirige son propre institut de haut savoir, le Markfield Institute of Higher Education qui décerne des diplômes en jurisprudence islamique. L’institut traduit et publie énormément de textes islamiques en accordant une importance toute particulière aux auteurs revivalistes et à Maududi en particulier.
Les nature des liens qui unissent la UK Mission et Maududi vont, cependant, bien au-delà de l’idéologie. Le niveau de coordination entre la Mission et le Jamaat-e-Islami est très élevé et ce malgré les dénégations officielles des responsables de la Mission à Leicester. « Nous appartenons au mouvement islamique international », déclare le Dr. Manazir Ahsan, le directeur-général de l’Islamic Foundation, « ni à Jamaat (-e-Islami), ni aux Frères musulmans, ni au parti Refah de Turquie, bien qu’ils soient tous nos amis » [38]. Plusieurs preuves le contredisent et indiquent que les liens qui les unissent ressemblent davantage à de la symbiose qu’à de l’amitié, au moins en ce qui concerne le Jamaat-e-Islami. Les premiers directeurs de l’Islamic Foundation furent des responsables du Jamaat, incluant Khurram Murad qui devint l’un des principaux leaders du Jamaat après avoir quitté Leicester [39]. Khurshid Ahmed, une autorité de l’islam membre du Jamaat-e-Islami depuis 1956, participa à la fondation de la UK Islamic Foundation en 2006. Il est également membre du Sénat pakistanais [40].
Par ailleurs, les membres et les sympathisants de la UK Mission et de l’Islamic Foundation étant de plus en plus des musulmans nés en Grande-Bretagne, ils ont donc moins d’affinités avec la politique pakistanaise que leurs prédécesseurs nés au Pakistan. Les organisations islamistes britanniques initialement mises sur pied par des Pakistanais tendent donc à se donner des priorités qui leur soient de plus en plus propres [41]. Bien que la question du Cachemire demeure importante, la Mission accorde une attention grandissante aux problèmes qui confrontent les musulmans britanniques dans leur vie quotidienne. L’objectif poursuivi par la Mission consiste à empêcher les musulmans qu’ils n’adoptent sans réserve les valeurs généralement partagées par les Britanniques.
La radicalisation de la communauté musulmane constitue la principale priorité de l’Islamic Foundation suivie par la poursuite de sa mission de prosélytisme (dawa) parmi les Britanniques non-musulmans. L’Islamic Foundation a publié plusieurs livres d’introduction à l’islam destinés aux chrétiens de Grande-Bretagne et Khurram Murad, son directeur durant les années ’80 a même publié un petit guide sur la méthode à utiliser pour convertir les non-musulmans [42]. Les brochures de la Mission se vantent qu’un grand nombre de conversions a été accompli, ceci note Gilles Kepel, afin d’impressionner « leurs bienfaiteurs arabes et de renforcer chez eux leur conviction que la version la plus intransigeante de l’islam dominera le monde entier et que la UK Mission est à l’avant-garde de l’offensive pour y arriver» [43].
À mesure que la UK Mission tente d’augmenter son influence sur la vie politique et sociale de Grande-Bretagne, ses approches à l’égard des non-musulmans dépassent largement les cadres de son devoir de prosélytisme (dawa). L’Islamic Foundation est impliquée dans des partenariats avec plusieurs organisations non-religieuses de haut savoir et a conclu plusieurs ententes de collaboration avec différentes organisations chrétiennes. Elle travaille fréquemment avec les conseils de ville sur les questions qui impliquent la communauté musulmane. Elle dispense même un programme de sensibilisation destiné aux policiers anglais. Étant donné que des politiciens de tous les partis assistent aux conférences organisées par la UK Mission, on ne peut pas s’étonner que même le prince de Galles, assis à côté de Khurshid Ahmad à un souper organisé à Markfield en 2003, ait loué le travail de l’Islamic Foundation comme «un admirable exemple d’activité intellectuelle menée par les musulmans en Occident (…) dont les autres devraient s’inspirer » [44].
En 1997, la section arabe des Frères musulmans fonda sa propre organisation en Grande-Bretagne, la Muslim Association of Britain (MAB). Le leadership de la MAB comprend Azzam Tamimi, un ancien activiste du Front d’action islamique (le parti politique des Frères musulmans en Jordanie), Mohammed Sawalha, un individu qui déclare être un ancien membre du Hamas et Osama al Tikriti, le fils du leader de la section irakienne des Frères [45]. Le président fondateur du MAB, Kamal al Helbawy, était auparavant le porte-parole officiel des Frères musulmans en Europe [46]. Ayant réussi à gagner une notoriété grâce au rôle actif que la MAB joua dans le mouvement anti-guerre durant les premiers mois qui suivirent l’invasion américaine en Irak, l’organisation développa de solides alliances avec des organisations britanniques de défense des droits de l’homme et des groupes de gauche. Le rôle de la MAB sur l’échiquier politique britannique ressortit particulièrement lorsqu’elle endossa des politiciens anti-guerre et des alliés comme le maire de Londres Ken Livingstone et le candidat du Respect Party, George Galloway.
Étant donné que les populations musulmanes de Grande-Bretagne, de France et d’Allemagne sont les plus nombreuses en Europe, il est normal que ce soit là les trois principaux centres d’activité de l’Ikhwan dans cette partie du monde. Comme les membres de l’Ikhwan le mentionnent fréquemment, leur conception de l’islam comme religion sociale les oblige à créer des organisations. Tariq Ramadan, le fils de Saïd Ramadan qu’on retrouve sur toutes les tribunes a déclaré que la dimension communautaire de l’islam est fondamentale parce que «la foi islamique ne peut être réduite strictement à une affaire privée » [47]. D’autres exégètes mentionnent d’autres raisons plus pratiques pour justifier l’activisme de l’Ikhwan. Qaradawi soutient que l’aspect collectif du travail du mouvement islamique est «commandé par la religion et demandé par la réalité » [48]. Seul un réseau bien structuré permet aux Frères de réaliser leurs buts, le premier d’entre eux consistant à empêcher l’intégration, ou pire l’assimilation, des minorités musulmanes.
Se rapprocher des élites
«Dans ses conversations avec les journalistes et les diplomates, (l’islamiste tunisien Rachid) Ghannouchi dégage une image de modéré et de démocrate favorable au pluralisme », déclare un supporteur de ce membre important du réseau européen de l’Ikhwan. «Avec les musulmans (cependant), il évoque l’expulsion des envahisseurs américains et de leurs alliés (les régimes actuellement au pouvoir), la nécessité de protéger la Kaaba et la tombe du prophète de tous les complots ourdis par les ennemis des Arabes et de l’islam » [49]. Les Frères musulmans ont une habileté sans précédent à multiplier les tactiques, d’adapter leur discours et leur façon d’opérer aux circonstances.
Durant les premières années d’existence, les organisations revivalistes islamistes adoptèrent des positions dures et intransigeantes quand il s’agissait de se prononcer sur des questions concernant la communauté musulmane. Cette attitude semble avoir été dictée par les idées radicales de leurs leaders, leur désir de se faire connaître et celui de s’imposer dans la communauté islamique comme leur seul représentant légitime. En 1988, l’Islamic Foundation de Leicester chercha avec beaucoup de détermination à jouer le rôle prédominant dans l’organisation des protestations menées par la communauté pakistanaise de Grande-Bretagne contre la publication des Versets sataniques de Salman Rushdie. Bien que son indignation ait été réelle, il demeure que l’Islamic Foundation semblait particulièrement préoccupée d’être reconnue comme le leader incontesté de ces manifestations à l’exclusion des autres groupes [50].
L’année suivante, ayant constaté combien l’affaire Rushdie avait accru le prestige de la section britannique de l’Ikhwan, la section française des Frères décida d’imiter les tactiques de leurs camarades de Grande-Bretagne lorsqu’une occasion se présenta chez eux. Comme le débat s’amorçait sur le port du hijab dans les écoles publiques en 1989, l’UOIF alors relativement peu connue devint le défenseur le plus actif du droit de porter le foulard. Espérant s’attirer les sympathies de la communauté musulmane, l’UOIF démontra peu d’intérêt à poursuivre un dialogue constructif avec le gouvernement français. Au contraire, elle organisa plusieurs manifestations contre l’interdiction en déclarant que «les musulmans de France ne sauraient accepter une telle attaque contre leur dignité » [51].
Aujourd’hui, alors qu’elle a acquise la position dominante dans la communauté islamique de France, l’UOIF a complètement changé de tactiques et elle s’efforce plutôt de gagner la confiance des autorités. Croyant qu’elle a plus à gagner en œuvrant à l’intérieur du système que contre lui, l’UOIF évite les confrontations radicales avec le gouvernement qui seraient susceptibles de ralentir sa progression. En mars 2004, lorsque le Parlement français adopta sa nouvelle loi controversée interdisant le port de tout symbole religieux à l’école publique, l’UOIF demeura étrangement tranquille. Elle s’est abstenue de participer aux protestations organisées non seulement en France mais à travers le monde. Azzam Tamimi, un leader de la Muslim Association of Britain contesta fermement le bien-fondé de cette décision et il expliqua que l’UOIF est désormais « contre n’importe quelle activité qui pourrait entraîner un conflit avec les pouvoirs publics » [52].
Ce changement d’attitude illustre bien que la flexibilité constitue la qualité la plus redoutable des Frères musulmans. En 1989, la débat sur le hijab constitua une occasion en or pour l’UOIF de se faire connaître auprès des musulmans de France comme un défenseur énergique de l’honneur des musulmans; quinze ans plus, c’était un dangereux piège à éviter. Puisque la loi fut adoptée avec un appui général et bipartisan, l’UOIF ne trouva aucun avantage à défier les élites.
En fait, mettre les élites au défi n’est pas la politique actuellement poursuivie par l’Ikhwan en Europe. Réalisant qu’ils demeurent malgré tout dans une position de relative faiblesse, les Frères ont choisi une tactique différente: se lier d’amitié avec les élites. Ils prennent avantage du désir désespéré des élites européennes d’établir un dialogue avec n’importe quel représentant de la communauté musulmane et ils se présentent donc comme les représentants de fait des musulmans d’Europe. En raison de la naïveté des Européens et du militantisme des Frères, ces derniers sont généralement les partenaires choisis par les élites politiques européennes lorsqu’il s’agit de discuter de l’intégration des communautés musulmanes locales. Nulle part cette réalité n’est plus observable qu’à Bruxelles, où les organisations de l’Ikhwan sont devenues les seuls représentants officiels des musulmans d’Europe, monopolisant tout le débat avec les institutions de l’Union européenne.
En 1989, les Frères d’Europe établirent l’Union des organisations islamiques d’Europe (UOIE) avec pour objectif déclaré de « servir les musulmans des sociétés européennes » [53]. Même si elle a gagné sa prééminence en Europe en tant qu’organisation musulmane modérée, l’UOIE n’est rien de plus qu’une organisation parapluie regroupant les groupes Ikhwan d’Europe. Ses fondateurs et membres principaux sont l’UOIF française, la Société islamique d’Allemagne et la MAB britannique. Ses quartiers généraux sont situés à Markfield dans des bureaux loués à l’Islamic Foundation britannique. Sur l’exécutif de l’UOIE, on retrouve plusieurs personnalités importantes de l’Ikhwan dont Ahmed Djaballah de l’UOIF et Ibrahaim El Zayat de son pendant allemand. Son président Ahmed al Rawi a personnellement justifié les attentats perpétrés par des islamikazes en Irak et en Israël en déclarant que « les musulmans avaient le droit de se défendre ». Malgré tout, ce dernier fréquente les cercles européens du pouvoir, il a été appelé à témoigner au Parlement européen et a même assisté aux funérailles de Jean Paul II [54].
En 1996, l’UOIE a mis sur pied le European Trust, une institution financière vouée à amasser des fonds pour financer ses différentes activités dont l’imposant Institut européen des sciences humaines, l’Association des écoles musulmanes en Europe et son magazine de luxe Al Europiya. Toujours en 1996, l’UOIE établit en coopération avec la World Assembly of Muslim Youth (WAMY) saoudienne une section spécifique pour la jeunesse, le Forum de la jeunesse musulmane européenne et des organisations étudiantes. D’abord dirigé par l’hyperactif El Zayat et stratégiquement installé à Bruxelles, le Forum de la jeunesse est, selon les dires de l’organisation elle-même, « devenu dans les faits la voix de la jeunesse musulmane en Europe ». Aujourd’hui, le Forum supervise un réseau de trente-sept organisations membres et il entretient des relations avec le Parlement européen, le Conseil de l’Europe et les Nations-Unies [55].
La longue marche vers l’établissement de la charia en Europe
Les succès obtenus par l’UOIE et son Forum de la jeunesse couronnent trente ans de travail incessant par les Frères musulmans. Les groupes de l’Ikhwan ont réussi à trouver leur place dans les corridors du pouvoir européen. Les Frères considèrent cette victoire comme un simple point de départ cependant. Ayant obtenu la confiance de grands pans de la population autant dans les communautés musulmanes que chez les élites européennes, les Frères comptent utiliser leur nouveau statut pour créer les « ghettos musulmans » prônés par Qaradawi. Un important réseau de mosquées et d’institutions d’enseignement existe déjà et la prochaine étape vers la création de ce que Reuven Paz appelle des « états islamiques sans frontières fixes en Europe » est l’application de la charia pour la population musulmane du continent [56].
Un article de 2002 publié dans Al Islam, la publication officielle de l’historique Centre islamique de Munich maintenu par les Frères d’Europe déclare ouvertement « (qu’)à long terme, les musulmans ne pourront pas se satisfaire que les questions familiales, le droit civil et les procès soient régis par le droit allemand. (…) Les musulmans doivent chercher à obtenir une entente avec l’État allemand qui consacrerait leur complète juridiction sur toutes les questions qui les concernent » [57]. Les Frères ont très bien compris que l’application de la charia en Europe est une tâche difficile qui semble hors d’atteinte à ce moment-ci. Ceci étant, la patience et le sens du long terme demeurent deux des atouts des Frères musulmans. Ils sèment aujourd’hui pour récolter demain. Pour le moment, l’Ikhwan fait montre de retenue quand il s’agit de demander officiellement l’application de la charia. Certains indices n’en sont pas moins forts révélateurs de leurs intentions. À titre d’exemple, les Frères musulmans ont commencé à élaborer le cadre juridique sur lequel reposerait l’application de la charia en Occident.
En 1989, l’UOIF (sans doute le plus important groupe chapeauté par l’Ikhwan en Europe) modifia son nom d’une façon qui peut sembler anodine mais qui n’en est pas moins fort significative. Alors qu’elle avait été connue jusque là comme l’Union des organisations islamiques en France, elle s’identifie désormais comme l’Union des organisations islamiques de France [58]. Ce changement consacre l’idée que les Frères sont en France et en Europe pour y rester. Ils ont réalisé que la présence musulmane en Europe est permanente, qu’elle ira en s’accroissant et qu’il leur fallait modifier leurs tactiques du passé. L’année suivante, Ghannouchi (l’un des leaders historiques de l’UOIF) présenta un discours qui fit époque à l’assemblée annuelle de l’organisation dans lequel il déclara que la France faisait partie du dar al islam (du territoire de l’islam), une région où la présence des musulmans est permanente [59].
Deux ans plus tard, l’Ikhwan redéfinit formellement le statut juridique qu’occupe l’Europe par rapport à l’islam lors d’une autre rencontre organisée par l’UOIF. À cette occasion, des experts religieux du calibre de Qaradawi, Mawlawi et Djaballah se sont entendus pour dire que la traditionnelle distinction entre dar al Islam (territoire de l’islam) et dar al Harb (territoire de la guerre) était inadéquate pour décrire la réalité européenne. Tout en reconnaissant que l’Europe ne faisait pas partie du dar al Islam parce que la charia n’y était pas appliquée, elle ne pouvait pas être considérée comme une partie du dar al Harb non plus puisque les musulmans pouvaient y pratiquer leur religion librement et n’y étaient pas persécutés. Selon Mawlawi, la distinction originale n’était fondée que sur une interprétation des textes coraniques et des hadiths (ijtihad) et non sur la lettre des textes eux-mêmes. La distinction entre dar al Islam et dar al Harb n’aurait été formulée que pour décrire une réalité historique qui n’existe plus. Les experts religieux de l’Ikhwan décidèrent donc qu’il leur était possible de créer une nouvelle catégorie légale. Ils conclurent que l’Europe devrait être considérée comme le dar al dawa (le territoire du prosélytisme), un territoire où les musulmans sont minoritaires mais respectés et où ils ont le devoir de propager leur religion pacifiquement. D’autres définitions ont suivi: Qaradawi a parlé du dar al ahd (territoire de contact) et Tariq Ramadan du dar al shahada (territoire du témoignage) [60].
Note de PdeB:
La traduction de dar al shahada offerte dans la version originale anglaise du texte est « land of testimony » (territoire du témoignage). Bien que cette traduction soit formellement correcte, elle ne reflète pas l’idée que le témoignage dont il est ici question, la shahada, est la profession de foi des nouveaux convertis. Quand Tariq Ramadan parle de dar al shahada, cela veut dire que l’Europe est un territoire de prosélytisme et de conversion.
En reconnaissant que la présence des musulmans en Occident est permanente et en redéfinissant le statut qu’ils y occupent, les responsables de l’Ikhwan posaient les bases pour redéfinir les règles devant régir les activités des musulmans en situation minoritaire. Tandis qu’il existe une jurisprudence abondante pour régir la situation des non-musulmans vivant dans le dar al Islam, très peu de règles s’attardent à discuter de la situation relativement nouvelle des musulmans vivant dans des pays non-musulmans. Si, pour la majorité des musulmans d’Europe, cette question n’a pas été cruciale jusqu’à maintenant, soit parce que la religion ne joue pas un grand rôle dans leur vie ou soit parce qu’ils ont trouvé une façon personnelle de réconcilier leur foi et leur vie en Occident, il demeure que plusieurs expriment le besoin d’être guidé par un uléma en ce qui concerne le mariage, le divorce, les relations avec les non-musulmans, etc. Ces situations requièrent le développement d’une nouvelle jurisprudence (fiqh), une jurisprudence consacrée aux situations vécues par les musulmans en situation minoritaire (fiqh al aqaliyyat) [61].
Le manque de leadership intellectuel musulman en Europe combiné aux effectifs réduits du clergé islamique donne aux Frères musulmans l’occasion d’offrir cette direction et de créer cette nouvelle fiqh [62]. Mawlawi, l’un des principaux penseurs des Frères sur la question de la fiqh destinée aux minorités musulmanes a déclaré que « lorsque la loi islamique et la loi du pays hôte se contredisent, il est évident que le musulman doit respecter la loi islamique quand c’est possible » [63]. Cependant, tout en affirmant la supériorité de la charia, il cite le verset 64:16 du Coran qui dit: « Craignez Allah, donc autant que vous pouvez, écoutez, obéissez et faites largesses » [64]. Selon Mawlawi, ce verset permet au musulman « légalement coincé » qui doit choisir entre la charia et les lois de l’Europe d’opter pour l’option qui soit « la moins préjudiciable » [65].
D’autres Frères d’Europe soutiennent une position légèrement plus ambigüe, déchirés qu’ils sont entre leurs croyances religieuses et leurs instincts politiques. Jusqu’à maintenant, les propositions visant à introduire formellement la charia en Europe ont été plutôt timides et la majorité des politiciens d’Europe a réagi plutôt froidement à cette éventualité, c’est le moins qu’on puisse dire.
À l’étape actuelle, les cours islamiques reconnues officiellement en Europe ne représentent qu’un rêve. Cependant, l’Ikhwan d’Europe en a établi une non-officielle, c’est le Conseil européen de la fatwa et de la recherche. Pour l’instant, le Conseil se limite à dispenser des avis aux musulmans qui doivent réconcilier leur adhésion aux principes du Coran avec le respect des lois du pays hôte.
Le Conseil européen de la fatwa et de la recherche
En mars 1997 à Londres, l’UOIE organisa la première réunion du Conseil européen de la fatwa et de la recherche, une organisation dont les Frères d’Europe sont particulièrement fiers. Plus d’une quinzaine d’experts versés dans la théologie islamique se rencontrèrent et acceptèrent l’ébauche de constitution du Conseil qui leur fut proposée. La constitution décrit le Conseil comme «une organisation islamique, spécialisée et indépendante » dont le rôle est d’émettre «des fatwas qui répondent aux besoins des musulmans d’Europe, règlent leurs problèmes et régissent leurs échanges avec les communautés d’Europe, le tout conformément aux règles et aux objectifs de la charia » [66]. Pratiquement, cela signifie que le Conseil est un organisme qui élabore une jurisprudence pour fournir aux musulmans vivant en Europe des avis non obligatoires sur les questions auxquelles ils font face dans leur vie de tous les jours en tant que membres de communautés minoritaires dans des pays non-musulmans.
En mars 1997 à Londres, l’UOIE organisa la première réunion du Conseil européen de la fatwa et de la recherche, une organisation dont les Frères d’Europe sont particulièrement fiers. Plus d’une quinzaine d’experts versés dans la théologie islamique se rencontrèrent et acceptèrent l’ébauche de constitution du Conseil qui leur fut proposée. La constitution décrit le Conseil comme «une organisation islamique, spécialisée et indépendante » dont le rôle est d’émettre «des fatwas qui répondent aux besoins des musulmans d’Europe, règlent leurs problèmes et régissent leurs échanges avec les communautés d’Europe, le tout conformément aux règles et aux objectifs de la charia » [66]. Pratiquement, cela signifie que le Conseil est un organisme qui élabore une jurisprudence pour fournir aux musulmans vivant en Europe des avis non obligatoires sur les questions auxquelles ils font face dans leur vie de tous les jours en tant que membres de communautés minoritaires dans des pays non-musulmans.
Les quartiers généraux du Conseil sont à Dublin dans des locaux qu’il partage avec le Centre culturel islamique local. Les deux institutions ont reçu un support financier important de la part de l’organisation charitable Al-Maktoum dirigée par le cheik Hamdan Al Maktoum, le ministre des Finances et de l’Industrie des Émirats arabes unis [67]. Les membres du Conseil se rencontrent en général deux fois par année dans différentes villes européennes. On compte présentement trente-deux experts religieux de partout à travers le monde sur le Conseil, la majorité d’entre eux résidant dans des pays de l’Union européenne. (Les règles internes du Conseil spécifient que le pourcentage de ses membres vivant hors d’Europe ne doit pas excéder 25%). Ses séances ne sont pas ouvertes au public et les questions discutées sont soumises par des membres du Conseil ou par des musulmans d’Europe.
Le Conseil est un organisme créé et dominé par le réseau international des Frères musulmans. Sa jurisprudence vise à guider les musulmans dans «un programme de vie parfaite pour l’individu, la famille, la société et l’état », une formulation qui rappelle celle du fondateur des Frères, Hassan al-Banna [68]. Parmi les membres du Conseil, on retrouve des personnages clés de l’Ikhwan tels Djaballah et Ounis Qourqah de l’UOIF, al Arabi al Bichri de l’IESH, al Rawi de l’UOIE et l’omniprésent Ghannouchi. Plusieurs autres membres sont des sommités provenant des pays du Golfe et la plupart partagent des positions proches de celles de l’Ikhwan. Hussein Mohammed Halawa est le secrétaire général et il supervise les opérations quotidiennes tandis que le Libanais Faysal Mawlawi en est le vice-président (un honneur qu’on lui attribua pour avoir été à l’origine du changement historique de désignation de l’Europe qui passa de dar al Harb à dar al dawa). Comme Ghannouchi le faisait remarquer, «Certains membres (du Conseil) appartiennent aux Frères musulmans, d’autres pas. L’important c’est l’idéologie, pas le mouvement [69] ».
Fait digne de mention, Qaradawi préside le Conseil. Il y occupe une place de premier plan et jouit du support des autres membres. Bien que le Conseil soit en principe un organisme démocratique soumis aux règles de la majorité, les votes y sont rares. On tend plutôt à éviter les divergences internes et à suivre les positions de Qaradawi, le membre le plus influent [70]. Qaradawi est véritablement l’âme du Conseil en plus d’en être l’expert le plus connu. Il est charismatique et son prestige est essentiel à la crédibilité du Conseil. Un orateur hors du commun, à l’aise avec les médias, Qaradawi dissémine ses enseignements sur son propre site internet et dans son émission hebdomadaire sur al Jazeera intitulée « Al Sharia wal Hayat » (La charia et la vie). Selon une note interne du British Home Office, il doit être considéré comme « la principale et la plus influente autorité de l’islam au Moyen Orient et de plus en plus en Europe où il bénéficie d’une très grande popularité » [71].
Comme le faisait remarquer la note interne, la popularité de Qaradawi s’étend bien au-delà des cercles de l’Ikhwan et ses vues sont loin d’être modérées. Il a fréquemment défendu le recours aux islamikazes pour attaquer Israël et les forces américaines en Irak. Il a fréquemment accordé son appui à des organisations comme le Hamas et le Jihad islamique palestinien, il a qualifié le processus de paix au Moyen Orient de «conspiration visant à étouffer la résistance palestinienne » et proclamé que «toute la nation musulmane doit mener le djihad pour libérer la Palestine, Jérusalem et la mosquée al-Aqsa » [72]. En 2004, il avait émit une fatwa qui encourageait les attaques contre tous les citoyens américains en Irak (incluant les civils) parce « (qu’)il n’y a aucune différence entre le personnel militaire américain et les civils en Irak puisque tous ont envahi le pays, (…) les civils ne sont dans le pays que pour servir les forces d’occupation américaines » [73].
Le Conseil européen de la fatwa et de la recherche est à l’image de la double personnalité de Qaradawi et de ses autres leaders. Un survol rapide de sa jurisprudence peut nous laisser croire que le Conseil est modéré et inoffensif et qu’il se limite à offrir des suggestions aux individus désireux de se conformer aux préceptes de leur religion dans leur nouveau pays. Plusieurs fatwas discutent de la procédure à suivre pour pratiquer certains rituels islamiques dans des pays non-musulmans. Elles fournissent souvent des réponses pratiques à des questions d’ordre logistique. Elles discutent notamment de la meilleure façon de contourner la difficulté posée par la configuration d’un édifice lorsqu’il s’agit de s’orienter vers La Mecque durant les prières [74]. Certaines discutent des heures de prières dans les pays scandinaves en conjonction avec le lever et le coucher du soleil [75]. Comme la majorité des musulmans vivant en Occident doit faire affaire avec les banques, plusieurs décrets tentent de réconcilier leur besoin de contracter des prêts et des hypothèques et celui d’ouvrir des comptes avec des banques qui chargent de l’intérêt (riba), ce qui est interdit par l’islam.
Sur ces questions, la jurisprudence du Conseil est plutôt libérale. Ses fatwas demande aux musulmans de chercher toutes les « options islamiques » possibles et il demande « aux organisations islamiques à travers l’Europe de négocier avec les banques européennes pour développer des formules acceptables », ce que plusieurs d’entre elles ont déjà commencé à faire [76]. Si aucune option n’est disponible et que la transaction haram est cruciale, le Conseil invoque le principe d’accommodement pour permettre aux musulmans européens de s’engager dans une transaction avec riba. En général, le Conseil respecte les lois occidentales et adopte une interprétation modérée de la charia. Aucune fatwa n’a été émise par rapport au droit criminel, un domaine où l’intrusion de la jurisprudence musulmane serait perçue très négativement par les Européens. Dans certains cas, le Conseil a explicitement décrété que les musulmans d’Europe devraient suivre les lois européennes et les décisions des juges même si celles-ci contredisent la charia. Dans les cas de divorce par exemple, le Conseil tranche « (qu’)il est impératif qu’un musulman suive les lois du mariage du pays où il réside et qu’il respecte les décisions rendues par un juge non-musulman » [77].
Toutes les décisions du Conseil ne suivent cependant pas cette tendance modérée. En dépit de son engagement à se concentrer sur les questions qui concernent la vie quotidienne, certaines fatwas du Conseil sont extrêmement politiques. Elles trahissent la présence de membres radicaux au Conseil. À la réunion du Conseil qui se déroula à Stockholm en juillet 2003, Qaradawi décrivit cinq catégories de terrorisme, incluant le « terrorisme permis par la loi islamique » et les « opérations martyrs ». Statuant qu’Israël pouvait être défini comme un « envahisseur » et donc comme une cible légitime, Qaradawi déclara que « ceux qui s’opposent aux opérations martyrs en prétendant qu’il s’agisse de suicides commettent une grave erreur » [78]. Mawlawi, le vice-président du Conseil, soutient des idées semblables concernant le terrorisme. Lorsqu’il émit sa fatwa interdisant aux pays arabes de coopérer avec les États-Unis dans leur « guerre contre la terreur », Mawlawi fit remarquer que ce que Washington appelle du terrorisme est la plupart du temps un « djihad légitime », telles ces opérations de résistance menées en Palestine, en Irak et en Afghanistan [79].
Certaines des décisions du Conseil concernant les questions familiales sont encore plus préoccupantes. Tandis que plusieurs décisions soutiennent des principes islamiques parfaitement compatibles avec la législation européenne, d’autres sont incompatibles avec les valeurs occidentales fondamentales. C’est tout particulièrement le cas quand il s’agit de la violence domestique et de l’égalité des sexes. Tandis que certaines fatwas commandent aux musulmans de se conformer aux lois européennes régissant les questions matrimoniales, d’autres fatwas portant sur les mêmes questions s’en remettent uniquement à la loi islamique. Dans le cas des relations entre époux, les deux systèmes de jurisprudence sont incompatibles. Plusieurs décisions du Conseil affirment que les maris doivent se comporter justement à l’égard de leur(s) épouse(s) mais d’autres décisions ne tiennent aucun compte du principe d’égalité entre hommes et femmes. À titre d’exemple, une fatwa du Conseil fit valoir qu’une femme doit obtenir la permission de son mari avant de se faire couper les cheveux si cette coupe est «susceptible de complètement modifier son apparence » [80]. Dans le même ordre d’idée, le Conseil permet au mari d’empêcher son épouse de visiter une autre femme (fût-elle musulmane) « s’il considère que cette relation aura un effet négatif sur son épouse, ses enfants ou sa vie conjugale en général » [81].
Ces décisions sont peu étonnantes quand on connaît les positions de Qaradawi sur le mariage et les relations matrimoniales. Dans son traité de droit islamique, Le licite et l’illicite dans l’islam, Qaradawi déclare que « l’homme est le seigneur de la maison et le chef de la famille ». Il soutient que lorsque l’épouse démontre « des signes de fierté et d’insubordination », son mari peut la frapper, bien que cela doive être fait avec modération en évitant le visage [82]. Ces enseignements sont manifestement en contradiction avec le droit criminel et l’opinion publique européenne. Ce sont précisément ces passages du livre Le licite et l’illicite dans l’islam qu’invoqua en 1995 Charles Pasqua, le ministre de l’Intérieur de France à l’époque, pour interdire le livre. Pasqua avait décrit le livre comme un ouvrage « violemment antioccidental dont plusieursdes thèses sont contraires aux valeurs et aux lois de la République » [83]. Qaradawi a également répété fréquemment que la polygamie est un droit que tous les hommes musulmans devraient pouvoir exercer à la condition de respecter certaines règles. La polygamie et la violence domestique peuvent faire l’objet de poursuites en vertu des lois criminelles européennes.
La possibilité que la jurisprudence du Conseil s’applique aux mariages nikah (ceux pratiqués selon le rite islamique) est également préoccupante. Un nombre restreint, mais significatif, de musulmans vivant en Europe se sont mariés selon le rite musulman sans avoir enregistré leur mariage auprès des autorités. Dans ces cas, puisque leur mariage est inexistant aux yeux des gouvernements européens, les seules règles applicables sont celles de la charia. Le Conseil pourrait donc éventuellement devenir l’organisme qui régira ces relations matrimoniales.
Conclusion
Les fatwas du Conseil n’ont pas de force légale puisqu’elles sont simplement des opinions émises par des experts respectés plutôt que des jugements prononcés par des qadis (juges musulmans). Les membres du réseau européen de l’Ikhwan sont prompts à faire remarquer que le rôle du Conseil se compare au rôle consultatif du Vatican [84]. Ceci étant dit, les ambitions des Frères pour le Conseil vont bien au-delà des simples avis. Tel que le précisent ses règles internes, le Conseil est «mis sur pied pour devenir une autorité religieuse reconnue par les gouvernements locaux et les entreprises privées, ce qui, à terme, renforcera les communautés islamiques locales » [85]. Les Frères conçoivent l’actuel rôle consultatif du Conseil comme la première étape vers leur but à long terme qui consiste à imposer la charia aux musulmans d’Europe.
Les Frères comprennent bien que là où leur but est le plus susceptible de se réaliser, c’est dans les régions à grande densité de population musulmane, en d’autres termes dans les « ghettos musulmans » prônés par Qaradawi. Les Frères croient que lorsque les musulmans constitueront des majorités dans certaines régions d’Europe, les gouvernements d’Europe vont se sentir obligés de permettre le recours à la loi islamique pour régir les relations qu’ils entretiennent les uns avec les autres.
Même si les intentions de l’Ikhwan peuvent sembler tenir du rêve, il demeure qu’un nombre inquiétant de musulmans d’Europe semblent favoriser l’introduction de la charia en Europe. Un sondage de 2005 révéla que 40% des musulmans de Grande-Bretagne souhaitent voir l’introduction de la charia sur le territoire britannique [86]. Un autre sondage mené par un institut musulman révéla que 21% des musulmans vivant en Allemagne considèrent que la constitution allemande est incompatible avec les enseignements du Coran [87]. Alors que les salafistes et d’autres organisations extrémistes demandent l’introduction de la charia d’une façon très agressive et contreproductive, les Frères musulmans plus rusés politiquement utilisent une autre stratégie pour atteindre le même but.
Au fil des ans, l’Ikhwan d’Europe a fréquemment accepté de mettre de côté une observance stricte de la charia pour faire progresser sa cause. Chaque tactique qui pourra aider le mouvement est justifiée, même si elle constitue une entorse à certains principes coraniques. Mawlawi et d’autres cadres de l’Ikhwan ont insisté pour que la mise sur pied de centres islamiques en Occident soit une priorité du mouvement islamique. Les musulmans devraient faire tous les efforts pour acheter des édifices et les convertir en mosquées même s’ils doivent s’adonner à des transactions financières interdites par la charia pour ce faire [88]. Le même raisonnement vaut pour la participation au processus politique dans les pays européens. Le Conseil fait valoir que cette question « doit être décidée par les organisations islamiques et les leaders du mouvement» qui devraient évaluer quelle est la meilleure façon de faire progresser le mouvement [89]. À cette étape particulière de leur développement, les Frères pratiquent le compromis parce qu’ils jugent que c’est la meilleure façon d’augmenter leur influence et ainsi d’exercer une pression plus effective pour instaurer la charia et atteindre les autres buts qu’ils se sont fixés.
Toujours relativement faible en Occident, l’organisation des Frères a décidé que le dialogue, les signes d’ouverture et la modération constituaient ses meilleurs atouts. Cependant, si le rapport de forces devait changer dans les prochaines décennies, rien ne garantit que l’Ikhwan maintiendrait cette approche. Une analyse du gouvernement allemand consacrée aux tactiques des groupes islamistes opérant en Allemagne souligne qu’on a tout lieu de croire que le dialogue des Frères est loin d’être sincère: «Ces dernières années le Milli Görüs a réitéré que ses membres désiraient s’intégrer à la société allemande et qu’il adhérait à la constitution. Ce genre de déclarations découle d’un calcul tactique plutôt que d’un véritable changement de philosophie de l’organisation » [90].
Jusqu’à maintenant les organisations associées aux Frères musulmans d’Europe ont rarement été directement associées au terrorisme. Cependant, leur contribution à l’éducation et à la radicalisation des extrémistes violents est indéniable. La renonciation par les Frères au recours à la violence en Europe semble plus opportuniste que sincère puisque leurs membres européens n’hésitent pas à recourir aux propos les plus incendiaires quand il s’agit d’endosser les opérations terroristes au Moyen-Orient. Les Frères d’Europe semblent donc croire qu’ils peuvent se permettre une certaine dose de candeur quand les opérations terroristes sont menées loin de leur base d’opération. Il n’est donc pas déraisonnable de croire que le jour où les conditions changeront et qu’ils jugeront que les avantages du recours à la violence surpassent les inconvénients, les Frères, toujours souples dans les tactiques, recourront à la violence en Occident également.
This article first appeared in Volume 4 of Current Trends in Islamist Ideologypublished November 1, 2006. Keywords: Muslim Brotherhood, Europe, Qaradawi,Ikhwan, Federation of Islamic Organizations in Europe (FIOE), Sharia
NOTES
1. Yusuf al-Qaradawi, Priorities of the Islamic Movement in the Coming Phase (Swansea, U.K.: Awakening Publications, 2000). 2. Eric Brown, “After the Ramadan Affair: New Trends in Islamism in the West,” Current Trends in Islamist Ideology (Hudson Institute), vol. 2, September 2005: 8.
3. Xavier Ternisien, Les Frères Musulmans (Paris: Fayard, 2005), pp. 110-11.
4. Sylvain Besson, “La Conquête de l’Occident: Le Projet Secret des Islamistes (Paris: Editions du Seuil, 2005), p. 100.
5. “Leading Sunni Sheikh Yousef al-Qaradhawi and Other Sheikhs Herald the Coming Conquest of Rome,” Middle East Media and Research Institute (MEMRI), Special Dispatch #447, 6 December 2002.
6. Besson, La Conquête de l’Occident, p. 37.
7. See, for example, Kenneth R. Timmerman, “Preachers of Hate: Islam and the War on America (New York: Crown Forum, 2003).
8. Khalid Duran, “Jihadism in Europe,” The Journal of Counterterrorism and Security International, Fall 2000: 12-15.
9. For the life of Said Ramadan, see: M. H. Faruqi, “Les Frères Musulmanes: Politique de ‘Rabbaniyya,’ les Prières avant le Pouvoir,” published on the website of the Islamic Center of Geneva (http://www.cige.org/historique.htm); and Tariq Ramadan, “Une Vie Entière,” available at http://membres.lycos.fr/oasislam/personnages/tariq/tariq.html.
10. Ian Johnson, “The Beachhead: How a Mosque for Ex-Nazis Became Center of Radical Islam,” The Wall Street Journal, 12 July 2005.
11. History of the IGD, available at IGD’s website: http://www.i-g-d.com/uber%20unss2.htm.
12. “Recent OFAC Actions,” U.S. Department of the Treasury, Office of Foreign Assets Control, 7 November 2001.
13. Report on Ibrahim el-Zayat, Cologne police, 27 August 2003; and Ian Johnson, “How Islamic Group’s Ties Reveal Europe’s Challenge,” Wall Street Journal, 29 December 2005. 14. Report on the Islamische Gemeinschaft Milli Görüs (IGMG), Innenministerium, Nordrhein-Westfalen land website: http://www.im.nrw.de/sch/582.htm.
15. Ibrahim El Zayat, chairman of the IGD, is married to Sabiha Erbakan, the sister of Milli Görü’s leader, Mehmet Sabri Erbakan.
16. For the activities of IGD, IGMG, and Zentralrat, see Udo Ulfkotte, Der Krieg in unseren Staedten (Frankfurt: Eichborn Publishing, 2003).
17. “Islamismus,” report by the Landesamt fur Verfassungsschutz, Hessen, available at http://www.verfassungsschutzhessen/. de/downloads/islam.pdf.
18. Paul Landau, Le Sabre et le Coran (Monaco: Editions du Rocher, 2005), pp. 72-3.
19. Ahmed S. Moussalli, “Hasan al-Turabi’s Islamist Discourse on Democracy and Shura,” Middle Eastern Studies 30, issue 1 (January 1994)
20. Jean-Yves Camus, “Islam in France,” paper published by the Interdisciplinary Center Herzliya (ICT), 10 May 2004, available at: http://www.ict.org.il/articles/articledet.cfm?articleid=514
21. Khalid Duran, “Jihadism in Europe,” The Journal of Counterterrorism and Security International, Fall 2000. Pp. 12-5.
22. Ternisien, pp. 254-5.
23. Fiammetta Venner, “OPA sur l’Islam de France: Les Ambitions de l’UOIF,” Paris: Calmann-Levy, 2005. Pp. 11-14.
24. Website of the European Institute of Human Sciences: http://www.iesh.fr/Html/C_present.htm.
25. Hugh Schofield, “France’s Islamic Heartland,” BBC, 18 April 2003.
26. Website of the European Institute of Human Sciences: http://www.iesh.fr/Html/C_present.htm.
27. Venner, p. 102.
28. Decision of the French Conseil d’État, 7 June 1999, as quoted in Venner, p. 15.
29. Venner, p. 28.
30. For more information on the UOIF’s double-talk, see Venner.
31. Mohamed Sifaoui, La FranceMalade de Islamisme (Paris: Le Cherche Midi, 2002), pp. 49-50.
32. UK Islamic Mission, “Introduction,” 2004-2005 Annual Report.
33. UK Islamic Mission, “Introduction,” as quoted in Gilles Kepel, “Allah in the West: Islamic Movements in America and Europe (Stanford, CA: Stanford University Press, 1997), p. 131.
34. Ibid., p. 132.
35. UK Islamic Mission, “Introduction,” 2004-2005 Annual Report.
36. Website of Young Muslims UK: http://www.ymuk.net/.
37. Website of the Islamic Foundation: http://www.islamic-foundation.org.uk/.
38. Kepel, p. 133.
39. Ibid.
40. Biography of Khurshid Ahmed, website of the Jamaat e Islami: http://www.jamaat.org/leadership/pka.html.
41. Joergen S. Nielsen, “Transnational Islam and the Integration of Islam in Europe,” in Stefano Allievi and Joergen S. Nielsen, “Muslim Networks and Transnational Communities in and across Europe” (Leiden/Boston: Brill, 2003), pp. 38-9.
42. Kepel, p. 132.
43. Ibid.
44. Speech by HRH The Prince of Wales during his visit to the Islamic Foundation, 24 January 2003, available at http://www.princeofwales.gov.uk/speeches/multiracial_24012003.html.
45. Michael Whine, “The Advance of the Muslim Brotherhood in the U.K.,” in Current Trends in Islamist Ideology (Hudson Institute), vol. 2, September 2005: 30-38. 46. Ternisien, p. 124.
47. Tariq Ramadan, LesMusulmans dans la Laïcité (Lyon: Tawhid Editions, 1998), pp. 78-81.
48. al-Qaradawi.
49. Antoine Sfeir, Les Réseaux d’Allah: Les filières Islamistes en France et en Europe (Paris: Plon, 2001), p. 51.
50. Kepel, pp. 126-35.
51. Ibid., p. 187.
52. Ternisien, p. 127.
53. Website of the FIOE: http://www.eu-islam.com/en/templates/Index_en.asp.
54. Ian Johnson, “How Islamic Group’s Ties Reveal Europe’s Challenge,” Wall Street Journal, 29 December 2005.
55. Website of FEMYSO: http://www.femyso.net/about.html.
56. Reuven Paz, “The Non-Territorial Islamic States in Europe,” paper published by the Project for the Research of Islamist Movements (PRISM), Herzliya, Israel.
57. Al Islam, issue 2, 2002: 14, as quoted in the 2003 report by the Baden Württenberg state Verfassungsschutzbericht, p. 48
58. Ternisien, p. 7.
59. Kepel, p.152.
60. Ternisien, pp. 190-2.
61.See Shammai Fishman, Fiqh Al-Aqaliyyat: A Legal Theory For Muslim Minorities. Hudson Institute: Research Monographs on the Muslim World. Series No. 1, paper No. 2. Accessed at: http://www.futureofmuslimworld.com//
62. W. Shadid and P. S. van Koningsveld, “Religious Authorities of Muslims in the West: Their Views on Political Participation,” Shadid, W. and P.S. van Koningsveld, eds. Intellectual Relations and Religious Authorities: Muslims in the European Union (Leuven: Peeters, 2002), pp, 149-70.
63. “Living Islam in the West: An Interview with Shaykh Faisal Mawlawi,” Palestinian Times, Issue 98, Available at: http://www.palestinetimes.net/issue98/articles.html#7.
64. Quran, Surah at-Taghabun ayah 16
65. “Living Islam in the West: An Interview with Shaykh Faisal Mawlawi,” Palestinian Times, issue 98, available at: http //www.palestinetimes.net/issue98/articles.html#7.
66. Fatwas (First Collection), translated by Anas Osama Altikriti, European Council for Fatwa and Research, date unspecified.
67. Website of the Islamic Cultural Center of Ireland: http://islamireland.ie/enter-the-icci/about-us/.
68. Closing remarks at the Council session in Stockholm, July 2003, as quoted in Besson, p. 124.
69. Ternisien, pp. 197-8.
70. Alexandre Caeiro, “The European Council for Fatwa and Research,” presentation at Fourth Mediterranean Social and Political Research Meeting, European University Institute, Montecatini Terme, 19-23 March 2003.
71. Memo on Shaykh Yusuf al-Qaradawi, Home Office, 14 July 2005.
72. “Sheikh Al-Qaradhawi on Hamas Jerusalem Day Online: ‘We are a Nation of Jihad and Martyrdom’; ‘The Resistance in Palestine, Iraq, and Lebanon Must Go On’; ‘We Stand Alongside Our Brothers in Hamas and Islamic Jihad,'” Middle East Media and Research Institute (MEMRI), Special Dispatch #1051, 18 December 2005.
73. Gihan Shahine, “Fatwa Fight,” Al Ahram Weekly, 16-22 September 2004, issue 708.
74. “Fatwa 3,” Resolutions and Fatwas (Second Collection), edited by Anas Osama Altikriti and Mohammed Adam Howard, European Council for Fatwa and Research, date unspecified.
75. “Fatwa 4,” Resolutions and Fatwas (Second Collection), edited by Anas Osama Altikriti and Mohammed Adam Howard, European Council for Fatwa and Research, date unspecified. 76. “Fatwa 26,” Resolutions and Fatwas (Second Collection), edited by Anas Osama Altikriti and Mohammed Adam Howard, European Council for Fatwa and Research, date unspecified.
77. “Fatwa 17,” Resolutions and Fatwas (Second Collection), edited by Anas Osama Altikriti and Mohammed Adam Howard, European Council for Fatwa and Research, date unspecified.
78. “Al-Qaradhawi Speaks in Favor of Suicide Operations at an Islamic Conference in Sweden,” Middle East Media and Research Institute (MEMRI), Special Dispatch #542, 24 July 2003.
79. Alaa Abu Elnin, “Tipping U.S. on Baathists Prohibited: Prominent Scholar,” Islam Online, 30 May 2003, available at http://www.islam-online.net/english/News/2003-05/31/article07.shtml.
80. Fatwas (First Collection), translated by Anas Osama Altikriti, European Council for Fatwa and Research, date unspecified.
81. Fatwas (First Collection), translated by Anas Osama Altikriti, European Council for Fatwa and Research, date unspecified.
82. Yusuf al-Qaradawi, Le Licite et l’Illicite en Islam (Paris: Editions al Qalam, 1992), p. 207.
83. Ternisien, p. 312.
84. Author’s interview with Ali Abu Shwaima, editor of al Europiya (Milan), January 2006.
85. Fatwas (First Collection). translated by Anas Osama Altikriti, European Council for Fatwa and Research, date unspecified.
86. “Poll: Four in 10 Muslims want Sharia Law,” Channel 4, 19 February 2006.
87. Data released by the Zentralinstituts Islam-Archiv-Deutschlandin; see debate on Deutschlandradio Kultur, 7 January 2006, available at http://www.dradio.de/dkultur/sendungen/tacheles/455731/.
88. Alexandre Caeiro, “The European Council for Fatwa and Research,” presentation at Fourth Mediterranean Social and Political Research Meeting, European University Institute, Montecatini Terme, 19-23 March 2003.
89. Fatwas (First Collection), translated by Anas Osama Altikriti, European Council for Fatwa and Research, date unspecified.
90. Annual -Report, Office for the Protection of the Constitution (Bundesverfassungsschutz), 2000, Cologne, p. 198.