La nouvelle élite djihadiste internationale
Comment pouvons-nous stopper les islamistes éduqués, articulés et bien branchés?
Par Anne Applebaum
Publié dans Slate le 12 janvier 2010
Traduction Point de Bascule
Il manœuvra d’une façon telle qu’il réussit à convaincre les services secrets jordaniens qu’il était leur agent. Puis, il réussit à tromper la CIA en lui faisant croire qu’il travaillait également pour elle. Suite à cela, il convainquit autant les Jordaniens que les Américains – «ses ennemis », confia-t-il à Al-Jazeera – qu’il pouvait retracer les leaders d’Al-Qaida. Malgré tout, l’élément qui demeure de loin le plus fascinant dans tout ce qui concerne Humam Khalil Abu Mulal al-Balawi – l’islamikaze qui tua huit personnes sur une base de la CIA en Afghanistan en décembre 2009 – c’est son épouse Defne Bayrak.
«Mon mari était antiaméricain et je le suis également ». Voilà ce que déclara Bayrak aux responsables de l’édition turque du magazine Newsweek une semaine après l’attentat. Bayrak est une journaliste et une traductrice turque âgée de trente-et-un ans qui maîtrise le turc et l’arabe. Elle déclara avoir rencontré son mari sur les sites de clavardage disponibles sur internet. Ses écrits comprennent des articles destinés aux périodiques islamistes ainsi qu’un livre intitulé Bin Laden: Che Guevara of the East (Ben Laden, le Che Guevara de l’Orient).
Contrairement à d’autres dans sa famille, elle porte le tchador noir, ce qui représente en Turquie un symbole politique qui va au-delà du code vestimentaire religieux. Elle est tout sauf une femme recluse qui croule sous la douleur suite à la mort de son mari. «Je suis fière de mon mari. Il mena une grande opération dans cette guerre. J’espère qu’Allah acceptera son martyre s’il est devenu martyr » déclara-t-elle aux journalistes d’Istanbul.
Bayrak représente bien cette élite djihadiste internationale. Elle est éduquée, articulée et possède des contacts à travers le monde musulman – Istanbul en Turquie; Amman en Jordanie; Peshawar au Pakistan. Elle partage ces caractéristiques non seulement avec son mari – un médecin qui était le fils de Jordaniens de classe moyenne maîtrisant la langue anglaise – mais également avec d’autres islamistes qui firent récemment les manchettes. Umar Farouk Abdulmutallab, par exemple, grandit dans une famille nigériane riche, étudia au University College de Londres avant d’essayer de faire exploser un avion de Northwest Airlines le jour de Noël 2009. Ahmed Omar Saeed Sheikh (le cheik Omar), naquit en Grande-Bretagne, étudia dans des écoles prestigieuses au Pakistan et en Grande-Bretagne et abandonna ses études à la London School of Economics avant d’assassiner le journaliste américain Daniel Pearl au Pakistan. Le major Nidal Malik Hasan fait également partie de cette catégorie. Né à Arlington en Virginie, il gradua de l’Université Virginia Tech, fit sa résidence à l’hôpital Walter Reed avant de tuer treize personnes lors du massacre de Fort Hood.
Ces individus sont bien loin de faire partie des damnés de la terre. Sociologiquement parlant, ils ont bien peu en commun avec les chefs de guerre du Waziristan (au nord-est du Pakistan et à la frontière de l’Afghanistan). Ils ne proviennent pas de sociétés musulmanes répressives comme l’Iran et ils n’ont pas été forcés de vivre dans des pays comme l’Arabie saoudite où la charia est appliquée de la façon la plus extrême. Bien au contraire, ils sont les enfants de parents occidentalisés et ambitieux qui ont fait tous les efforts pour leur assurer une bonne éducation. Malgré tout, pour une raison ou pour une autre, ils n’ont pas réussi à s’intégrer et à se sentir à l’aise dans leur société respective. Le parallèle pourra sembler curieux mais cela me rappelle le cas de ces bolchéviques qui vécurent avant la révolution de 1917 et qui étaient éduqués, cosmopolites et ambitieux sans avoir pu connaître le succès. À titre d’exemple la famille de Lénine s’accrocha désespérément à son statut aux échelons les plus bas de l’aristocratie tsariste.
Bayrak établit le même genre de parallèle en associant la guérilla djihadiste d’Oussama Ben Laden à la guérilla communiste de Che Guevara. Bien que je n’aie pas lu le livre, je peux comprendre où elle veut en venir: autant Oussama que le Che proclamait lutter pour le pauvre et l’opprimé tout en attirant vers eux le riche et le mécontent.
Dans les années récentes, l’émergence de cette élite djihadiste internationale a souvent été attribuée à l’immigration en Europe et au manque de politiques d’assimilation des nouveaux immigrants. Plusieurs des pirates qui menèrent les attentats du 11 septembre se sont radicalisés à Hambourg en Allemagne, les responsables des attentats survenus dans le métro de Londres sont nés en Grande-Bretagne. On peut retrouver d’autres exemples similaires en Europe. Cependant, le cas de Bayrak qui fut éduquée dans une société musulmane laïque et celui du major Hasan qui était Américain nous incite à croire que les assises de cette élite sont beaucoup plus étendues et que l’islam radical bénéficie d’un attrait qui dépasse les frontières de l’Europe.
L’approfondissement des motivations de Bayrak et des autres membres de cette élite djihadiste devrait nous inciter à revoir notre stratégie antiterroriste. Trop souvent, nous concevons la diplomatie publique comme une sorte d’activité de relations publiques visant à promouvoir les valeurs occidentales au lieu de la concevoir comme une activité de débat et de réfutation des arguments de l’adversaire. Les Bayraks et les Balawis de ce monde sont constamment engagés dans le débat d’idées – sur les sites internet de clavardage, dans les maisons d’édition, dans les mosquées, etc. Leur soumet-on suffisamment de contre-arguments? Aidons-nous ceux qui les contredisent? Je soupçonne qu’il faille répondre non à la première question et je suis convaincue qu’il faut répondre non à la seconde. Cela doit changer. Les intellectuels peuvent bien porter des lunettes et lire des livres. Cela ne les empêche pas de pouvoir poser des bombes et même de les cacher dans leurs sous-vêtements si c’est là la seule méthode qui reste à leur disposition.