De la guerre froide à la guerre sainte des Frères musulmans / L’assassin fidèle de Saïd Ramadan
Dernière partie 4/4
Par Robert Dreyfuss
Publié dans Mother Jones dans l’édition janvier/février 2006
Adaptation au français par Point de Bascule le 7 juin 2010
Lire partie [1] , partie [2], partie [3]
Même s’il exerçait une grande influence au Moyen-Orient dans les années 60 et 70, Ramadan était pratiquement inconnu en Occident.Les Américains entendirent parler de lui pour la première fois à cause d’un meurtre bizarre commis à Washington. Ce meurtre se révéla être le premier acte de terrorisme islamique auxÉtats-Unis. Le 22 juillet 1980, un jeune homme, vêtu comme un postier, sonna à la résidence d’Ali Akbar Tabatabai, un ex-conseiller de la presse à l’ambassade iranienne à Washington. Après la chute du shah d’Iran, en 1979, Tabatabai avait créé la Fondation pour la libération de l’Iran et était devenu l’un des principaux adversaires du régime de l’ayatollah Khomeini. Le jeune homme qui sonna à porte, tira plusieurs coups de feu sur Tabatabai qui mourut.
L’assassin avait emprunté un camion postal d’un ami qui ne se doutait de rien. Il s’agissait de David Belfield, un Américain devenu musulman qui avait changé son nom pour celui de Daoud Salahuddin. Les enquêteurs qui suivirent sa trace, découvrirent qu’il s’était enfui à Genève puis en Iran. Ils découvrirent également un fait curieux. Juste avant l’assassinat, Saïd Ramadan avait reçu plusieurs coups de fil d’une cabine téléphonique située près du lieu de travail de Belfield à Washington. Ramadan, un partisan enthousiaste de la révolution de Khomeini, avait également rencontré le fugitif à Genève, et avait organisé son évasion avec la complicité de l’ambassade iranienne en Suisse. Il avait même téléphoné au fils de Khomeini pour s’assurer que Belfield y serait bien accueilli en Iran. On découvrit plus tard que Belfield avait parlé à Ramadan avant d’accepter un emploi de gardien de sécurité à l’ambassade d’Iran à Washington. Selon The New Yorker, Belfield reçut cinq mille dollars du gouvernement iranien pour ce meurtre.
Belfield et Ramadan se rencontrèrent pour la première fois en juin 1975 aux États-Unis où Ramadan était en tournée. La première rencontre eut lieu dans une chambre d’hôtel. Par la suite, Ramadan passa trois mois à la modeste résidence de Belfield, à Washington. Ramadan passait son temps à lui raconter des histoires de djihad et le jeune Américain en vint presque à vouer un culte à l’Égyptien. Selon un compte rendu de cette relation publié par le Washington Post, Belfield devint «le secrétaire personnel de Ramadan, son émissaire et son serviteur dévoué. Radaman devint son chef spirituel pour la vie.» Ramadan dit à Belfield que s’il devait recourir à la violence pour soutenir la révolution islamique, «il n’en serait pas marqué émotionnellement – qu’une fois accompli, l’acte violent serait oublié.» Belfield devait raconter au The New Yorker: «Que le ton de Ramadan était tranchant. Et pour moi, c’était comme un ordre auquel il fallait obéir».
De l’Iran, Belfield devint une sorte d’émissaire de Ramadan. Il entra même en contact avec Muammar Qaddafi, le leader de la Libye au nom de Ramadan; plus tard il livra une lettre de Ramadan au président afghan Burhanuddin Rabbani. Pendant deux ans, Belfield servit en Afghanistan parmi les djihadistes combattant contre l’occupation soviétique.
Durant les années 80 et 90, les régimes de Khomeini en Iran et la dictature islamiste de Zia ul-Haq au Pakistan étant solidement établis, le djihad afghan toujours en cours et les Frères musulmans devenus une puissante opposition clandestine en Égypte, en Syrie, en Palestine et ailleurs, on pouvait constater que le travail préliminaire de Saïd Ramadan avait porté fruit dans tout le Moyen-Orient. Mais, l’influence de Ramadan qui prenait de l’âge devenait moins importante, et en 1995, il mourut à l’âge de 69 ans. Son fils Hani prit la relève de la direction du Centre islamique de Genève alors que son autre fils, Tariq, professeur en Suisse, évita le radicalisme de son père en public. En 2004, l’Université Notre-Dame l’invita même à venir y enseigner, mais il fut interdit d’entrée parce que ministère de la Sécurité intérieure refusa de lui accorder un visa.
Aujourd’hui, l’héritage de Saïd Ramadan est visible partout. Les Frères demeurent une société internationale secrète et puissante, qui travaille à établir des Républiques islamiques gouvernées selon leur vision de l’islam du 7e siècle. Ils ont profité de l’appui de l’Iran et des potentats arabes du pétrole pour créer une infrastructure politique puissante qui s’étend de l’Égypte à la Syrie (où leurs activités clandestines violentes menacent le régime nationaliste et séculier de Bashar al-Assad) et qui est l’une des causes du chaos qui sévit en Iraq, où l’opposition sunnite est orientée vers le fondamentaliste à cause, entre autres, du Parti islamique iraquien, une branche des Frères musulmans.
Malgré un bilan aussi défavorable, les Frères comptent encore des défenseurs chez les analystes américains. Par exemple, les professeurs John O. Voll et John L. Esposito de l’Université Georgetown, deux spécialistes de l’islam, en parlent comme d’une organisation islamique modérée qui rejette la violence et l’extrémisme. Ces deux ‘experts’ ne manquent pas de souligner que certains officiels Américains considèrent que les Frères «comme d’importants alliés potentiels dans la guerre contre le terrorisme». De même, Reuel Marc Gerecht, un ex-agent de la CIA, maintenant membre de l’American Enterprise Institute, un organisme néoconservateur, soutient dans son livre, The Islamic Paradox, (2004), que même si les Frères prenaient le pouvoir en Égypte et supprimaient la démocratie, «les États-Unis s’en tireraient mieux avec les Frères qu’avec l’actuelle dictature séculière.» De la théocratie alliée des États-Unis en train d’émerger à Bagdad aux islamistes ultraconservateurs du Pakistan, la fascination mortelle des États-Unis pour le fondamentalisme continue.
Voir Partie 1/4 , Partie 2/4 , Partie 3/4