Extrait du livre “À Savoir pour débattre avec un musulman...” de Ibn Warraq
Traduction Pistache
Les Musulmans ont tendance à désarmer toute critique de l’Islam et du Coran en particulier en demandant à la personne qui émet son opinion si elle a lu le texte original arabe du Coran, comme si les points litigieux du Texte Sacré disparaissaient subitement dès lors que le lecteur maîtrise le saint langage et fait l’expérience sensorielle directe des mots d’Allah lui-même, auxquels nulle traduction ne pourrait rendre justice.
Ce serait oublier que la majorité des musulmans n’est ni arabe, ni même arabophone ; sur environ 1.3 milliards de Musulmans, seuls quelques 300 millions vivent dans des pays où la langue arabe est pratiquée ; à elles seules, les populations musulmanes de grands pays non arabophones tels l’Indonésie, l’Inde, le Pakistan, l’Iran et la Turquie dépassent les 600 millions d’âmes[a]. S’il est vrai que, parmi les Musulmans dont la langue maternelle est autre qu’Arabe, les plus éduqués l’apprennent pour lire le Coran, la vaste majorité des Croyants n’entend pas cette langue ;et nombreux sont ceux qui apprennent des passages du Coran par coeur, sans en saisir un mot.
Autrement dit, la plupart des Musulmans doivent lire une traduction du Coran pour le comprendre. Et contrairement à ce que l’on pourrait croire, de telles traductions existent en Farsi depuis le X° ou XI° siècle, ainsi qu’en Turc et en Urdu depuis très longtemps… De nos jours, le Coran est disponible en plus de 100 langues. Nombre de ces traductions sont trouvables sur le Web ; par exemple, voir Quran.org.uk, souvent traduit par des musulmans d’ailleurs – en dépit d’une désapprobation plus ou moins marquée des autorités religieuses[[Voir Annexe de “Bibliography of Translations, in Arabic Literature to the End of the Umayyad Period”, ed. Beeston, Johnstone et al, Cambridge, Cambridge University Press, 1983, p.502-520.
]].
Même pour nos contemporains arabophones, la lecture du Coran est loin d’être une partie de plaisir. Le Coran est censément [b] écrit en ce que nous appelons « Arabe Classique » ; mais la majeure partie des populations arabes modernes ne parle, ne lit, ou n’écrit pas en Arabe Classique[c]. Nous sommes confrontés à ce que les linguistes nomment un phénomène de « diglossie », situation d’un groupe humain qui pratique deux langues en leur accordant des statuts hiérarchiquement différents, même si ces langues ou variétés linguistiques sont apparentées et partiellement inter-compréhensibles [[Charles Ferguson, “Diglossia”, Word, Vol.15, No.2 pp325-340, Aug.1959; William Marçais, “La diglossie
arabe”, L’Enseignement public –Revue Pédagogique, tome 104, no 12, 1930, pp.401-409]]. Ici, les variétés linguistiques sont le « Haut » Arabe, appelé « Arabe Littéraire Moderne » ou « Arabe Standard Moderne », dérivé directement de l’Arabe Classique, et le « Bas » Arabe, « Arabe Courant » qui regroupe en fait les dialectes communément parlés.
L’Arabe Standard Moderne est appris à l’école, au même titre que le Sanskrit ou le Latin sous d’autres latitudes. Il est (en principe) employé à l’écrit et à la communication dans des situations très formelles (sermons, cours magistraux, journaux parlés, une partie de la presse écrite…).

Illustration de la complexité des variétés arabes contemporaines. Le
MSA (Arabe Standard Moderne) est dérivé de l’Arabe Classique mais ne permet pas de comprendre les conversations quotidiennes. [d]
L’Arabe Courant est utilisé dans la vie de tous les jours (en famille, avec les amis, en radio et télévision pour les divertissements,…). Cependant, comme le note Alan Kaye[e], « les différences entre les nombreux dialectes de l’Arabe Courant et l’Arabe Standard sont telles qu’un fallah (paysan) qui n’a pas été à l’école peut à peine en comprendre quelques mots et expressions sans éprouver de grandes difficultés. On pourrait assembler une douzaine de fallahin qui, n’ayant jamais été exposés à l’Arabe Standard, auraient beaucoup de peine à se comprendre mutuellement ».
Enfin, les érudits qui affirment que « quiconque pouvant lire un journal en Arabe Standard Moderne n’aura pas de difficulté à lire l’Arabe Classique du Coran ou d’autres textes anciens » peignent un tableau trompeur de la situation linguistique des sociétés arabophones modernes ; ils se montrent insensibles aux changements de signification et d’utilisation des termes qui sont intervenus depuis l’époque de l’Arabe Classique, en un mot à l’évolution de la langue sur une très longue période et dans une zone géographiquement très vaste[f]. De plus, toute personne ayant vécu au Moyen-Orient ces dernières années sait que la langue de la presse est, aux mieux, semi-littéraire[g], et en tout cas simplifiée quant aux structures et au vocabulaire employés ; on peut même déceler dans les quotidiens et les actualités télévisées ce qui du point de vue de l’Arabe Classique seraient des erreurs grammaticales.Le linguiste Pierre Larcher parle de « l’écart considérable entre l’Arabe Classique médiéval et l’Arabe Classique (ou Littéraire) moderne, certains des textes rédigés dans le premier faisant aujourd’hui l’objet de textes explicatifs dans le second… »[h]
Alan Kaye explique lui qu’en réalité très peu de locuteurs contemporains de langue maternelle Arabe maîtrisent suffisamment les subtilités grammaticales de la langue Classique pour pouvoir donner à l’improviste un discours formel dans cette langue. Et Pierre Larcher fait remarquer que, lorsque vous avez une situation ou deux variétés de la même langue coexistent, vous pouvez vraisemblablement obtenir toutes sortes de mélanges ; ce qui conduit certains linguistes à parler de triglossie, voir de quadriglossie ou de polyglossie au sujet de l’Arabe, les différentes formes de la langue tissant en quelque sorte un continuum…[i]
Bref, le style du Coran est difficile, très différent de celui de la prose d’aujourd’hui ; le Livre pris seul est largement incompréhensible et nécessite un glossaire, voir même un commentaire complet. Même les arabophones les mieux instruits auront donc bien souvent besoin d’une sorte de “traduction” s’ils désirent lui trouver un sens. Le Coran est sans doute celle des Ecritures Sacrées la plus insaisissable, la plus gnomique[j] et la plus allusive.
On vous questionne, parfois agressivement : « Oui, mais comprenez-vous l’Arabe ? », pour vous assener ensuite, souvent triomphalement : « Pour comprendre totalement le Coran, il faut le lire dans sa version originale, en Arabe !». Les libres-penseurs se trouvent en général réduit par cette manoeuvre à un silence maussade. Ils se garderont dorénavant de critiquer l’Islam : Après tout, qui sont-ils pour juger, eux qui ne connaissent pas l’Arabe ?
Toutefois, personne ne se prive de critiquer le Christianisme ; pourtant, combien de libres penseurs ou d’athées occidentaux comprennent l’Hébreux ? Combien savent quelle était la langue d’Esdras ? Ou simplement en quelle langue le Nouveau Testament fut rédigé ? Et bien sûr, les Musulmans se sentent eux aussi libres de critiquer la Bible et le Christianisme, sans pour autant connaître un mot de Grec, d’Araméen ou d’Hébreux !
Point n’est nécessaire de comprendre l’Arabe pour discuter de l’Islam ou du Coran. Il n’est besoin que de scepticisme et d’esprit critique.
Il existe des traductions du Coran effectuées par des lettrés musulmans, et dont les
Croyants ne peuvent clamer qu’il y a eu altération ou corruption délibérée du texte par un Infidèle.
La majorité des musulmans n’entend pas l’Arabe, et eux aussi doivent donc s’en remettre à des traductions.
Le texte original du Coran est de l’Arabe Classique[k], langue de toute manière très différente de ce qui est parlé de nos jours, et même les musulmans arabophones doivent s’aider de notes pour comprendre leur Texte Saint.
L’Arabe est une langue sémitique, tout comme l’Hébreux et l’Araméen, et n’est ni plus facile ni plus difficile à traduire que ces autres langues.
Il y a bien entendu toutes sortes de difficultés inhérentes au texte coranique ; les érudits musulmans les ont d’ailleurs identifiées et commentées de longue date. Le Coran est un texte opaque, mais opaque pour tous ; les théologiens musulmans eux-mêmes débattent du sens de versets représentant globalement près d’un cinquième du Livre !
- Calculs effectués sur base des chiffres disponibles sur le [World Fact Book->https://www.cia.gov/library/publications/the-world-factbook/index.html] en janvier 2005
- Il est en fait assez difficile d’établir quelle est exactement la langue du Coran ; voir notamment à ce sujet le livre d’Ibn Warraq “What the Koran Really Says: Language, Text and Commentary”, Prometheus Books, 2002
- Sans même parler du problème de l’analphabétisme touchant ces régions – et, par exemple, près de 50% des Egyptiens…
- Ce schéma ne se trouvait pas dans l’article original d’Ibn Warraq, mais est issu de http://wwwpersonal.umich.edu/~andyf/digl_96.htm.
- Alan S. Kaye, “Arabic” , in “The Major Languages of South Asia, The Middle East and Africa”, ed. Bernard Comrie, London, Routledge, 1990, p.181
- B. Lewis, “Islam and the West”, Oxford, Oxford University Press, 1993, p.65
- Et en fait de plus en plus occidentalisée, “de-sémitisée” sous l’influence notamment des agences de presse internationales
- P. Larcher, “Les incertitudes de la poésie arabe archaïque : l’exemple des Mu’allaqât”, in La Revue des Deux Rives, n°1, pp. 121-135, Toulouse, 1999, p. 129
- Ce paragraphe est en réalité plus détaillé dans le texte original anglais d’Ibn Warraq, faisant référence aux travaux d’ A.S. Kaye (“Formal vs. Informal in Arabic : Diglossia, Triglossia, Tetraglossia, etc., Polyglossia – Multiglossia Viewed as a Continuum”, ZAL, 27, 1994, pp.47-66), de P. Larcher (“La Linguistique Arabe d’Hier a Demain : Tendances Nouvelles de la Recherche”, Arabica, tome XLV, 1998, pp.409-29) et de Gustav Meiseles (“Educated Spoken Arabic and the Arabic Language Continuum”, Archivum Linguisticum, vol. XI, N° 2, 1980, pp.118-142).
- Gnomique : « qui exprime des vérités morales sous forme de maximes, de proverbes, de sentences » (def.du Petit Larousse Illustré 1993)
- Ou, en tout cas, est censé être de l’Arabe Classique : il y a controverse à ce sujet; pour en savoir plus, voir notamment “What the Koran Really Says” d’Ibn Warraq (opus déjà cité), ainsi que les travaux du philologue allemand Christoph Luxenberg (pseudonyme) qui fait l’hypothèse que certains passages du Coran sont en fait de l’Araméo-Syriaque (cfr. notamment article paru dans Le Monde du 05.05.2003)