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Le Figaro
31 janvier 2004
Atmane Tazaghart
L’intellectuel musulman ne se contente pas des relais mis à sa disposition par le mouvement associatif islamique. Il entretient également d’étroites relations avec les orgnisations altermondialistes. Revue de détail.
Qui est vraiment Tariq Ramadan ? Est-il réellement un «modéré», un «islamo-réformateur», comme il aime à se définir lui-même, ou un prédicateur de l’islamisme radical, qui a réussi à se forger une réputation de «modéré» grâce au discours par lequel il condamne les mouvements «islamo-djihadistes». Car en réalité, un tel affrontement contre l’Occident prôné par ces organisations pourrait mettre en danger la «politique d’entrisme» qu’il défend, et qui viserait à encourager les communautés musulmanes à s’installer en Occident dans le seul but d’opérer une «révolution silencieuse». Comment ? Par le biais de la dawa (appel à l’islam), en vue d’apporter un «élan spirituel» aux sociétés en crise.
En quelques années seulement, Ramadan s’est imposé comme une figure incontournable de l’islamisme en Europe. Il est, aujourd’hui, l’un des prédicateurs les plus écoutés par les jeunes beurs réislamisés des banlieues françaises.
Un succès qui s’explique peut-être par le système qu’il a mis en place, et par les réseaux sur lesquels il s’appuie, en France comme dans le reste de l’Europe.
A l’origine du phénomène, la Fondation Ramadan qui dirige le Centre islamique de Genève. Fondée en 1961, un an avant la naissance de Tariq, elle porte le nom de son père, le sheikh Ramadan.
Décédé en 1995, sheikh Said Ramadan était un personnage important au sein du Tanzim al a’lami, (l’organisation internationale) lié aux Frères musulmans et considéré comme la «matrice» de tous les mouvements islamistes à travers le monde au cours des cinquante dernières années.
De fait, on a souvent accusé Tariq Ramadan d’être l’un des héritiers de la pensée et de l’organisation des Frères musulmans, avec comme seul argument le fait qu’il est le petit-fils du fondateur de ce mouvement fondamentaliste, sheikh Hassan al-Banna. Il est effectivement le cadet des six fils de Wafa al-Banna. Mais il n’existe pas de «délit d’appartenance familiale», comme l’a souligné récemment un de ses défenseurs.
Cependant, l’héritage familial de Tariq Ramadan ne se résume pas au fait qu’il est le descendant du fondateur des Frères musulmans. Il est aussi, et surtout, le fils de sheikh Saïd Ramadan, le gendre et le plus proche disciple de Hassan Al-Banna.
En 1954, Said Ramadan échappe à la rafle nassérienne contre les Frères musulmans en Egypte. Il se réfugie en Suisse où il crée le Centre islamique de Genève. Financé par le roi Fayçal d’Arabie Saoudite, ce centre était considéré comme une vitrine du Tanzim al a’lami.
Il ne s’agit donc pas d’une simple histoire de filiation familiale mais d’un héritage idéologique et organisationnel visiblement encombrant pour Tariq Ramadan. Au point qu’il affirme, depuis qu’il a créé en 1994 sa propre association (le Foyer culturel musulman de Genève), avoir pris ses distances avec le Centre islamique de Genève dirigé actuellement par son frère aîné Hani Ramadan. Cependant, Tariq y siège toujours au conseil d’administration.
Et même s’il lui arrive de désavouer son frère, ce dernier affirmait en mai 1998 à L’Hebdo de Lausanne que «ce que vous devez absolument comprendre, c’est que Tariq et moi sommes deux faces d’une même pièce. Nous savons parfaitement ce que nous disons et où nous allons».
D’ailleurs, bien qu’il se démarque des propos de ce frère encombrant, Tariq Ramadan ne condamne pas formellement la lapidation des femmes adultères, il propose juste un «moratoire» !
En France, Tariq Ramadan a donné ses premières conférences au début des années 90, dans le cadre du réseau de l’Union des associations islamiques de France (UOIF), et plus précisément au sein de deux organisations membres de l’UOIF, les Etudiants musulmans de France (EMF) et les Jeunes Musulmans de France (JMF).
José Bové, invité à une conférence
En 1994, il tente de s’émanciper de l’UOIF pour créer sa propre structure, Présence musulmane, destinée à dispenser des cours islamiques en France. Mais en 1995, ce projet se heurtera à la décision du ministre de l’Intérieur de l’époque, Charles Pasqua, lui interdisant l’entrée du territoire français.
Cette décision n’empêchera pas Tariq Ramadan de faire son grand retour en France à la fin des années 90, pour devenir ce qu’il est aujourd’hui : la figure emblématique de l’islamisme dans notre pays.
Actuellement, le réseau associatif qui constitue le relais principal de ses activités de prédicateur et de conférencier est le Collectif des musulmans de France (CMF), et notamment sa filiale lyonnaise, l’Union des jeunes musulmans (UJM) qui gère les éditions Tawhid qui diffusent ses livres et ses cassettes à travers toute l’Europe.
Mais Tariq Ramadan ne se contente pas des relais mis à sa disposition par le mouvement associatif islamiste en France. Il vise aussi les organisations catholiques et altermondialistes.
En 1995, le père Gilles Couvreur, responsable des relations avec l’islam au sein de l’Eglise catholique, intervient auprès de Michel Morineau, qui dirige alors la commission Islam et Laïcité au sein de la Ligue de l’enseignement, et obtient l’intégration de Ramadan dans cette commission dont les travaux se dérouleront jusqu’en 2000.
Et c’est essentiellement grâce à ces travaux qu’il a pu se construire cette réputation d’islamiste modéré.
Or, si la plupart des musulmans sont modérés et se démarquent de ceux qui prônent l’expansion et le respect strict de l’islam, le terme islamiste modéré n’est employé qu’en Occident. Cette expression est pourtant un contresens, une contradiction sémantique que les intellectuels musulmans laïques ne cessent de dénoncer.
Mais dans le contexte de l’après- 11 septembre, les prédicateurs islamistes qui se démarquent du djihadisme, comme Tariq Ramadan, séduisent certains médias. A tel point qu’un grand quotidien du soir, en France, est allé jusqu’à inventer le qualificatif d’«intégraliste»concernant la pensée de Tariq Ramadan, pour éviter de la qualifier plutôt d’intégriste, terme beaucoup moins séduisant !
Quant à sa participation au mouvement altermondialiste, elle n’est pas nouvelle. Bien avant le scandale soulevé par sa participation au Forum social mondial de Saint-Denis, en novembre dernier, Tariq Ramadan a commencé par faire de l’«entrisme» en participant régulièrement, depuis 2001, au forum de Porto Alegre. En 2002, son association Union des Jeunes Musulmans (UJM) a même invité José Bové à donner une conférence à son siège lyonnais. Non content de présenter l’islam comme le paria des religions, Ramadan aimerait ainsi en faire la religion des parias.
D’ailleurs, à ce premier contact s’ajoutera, en juin de la même année, une rencontre entre Ramadan et Bernard Cassen, président d’honneur du collectif Attac. Objet de la réunion : étudier les modalités pour «travailler ensemble». Ce qui introduit Tariq Ramadan définitivement dans la «galaxie altermondialiste» et lui permet de participer au Forum social européen de Saint-Denis.
Par le biais de ces multiples relais, Ramadan s’est imposé, au cours des cinq dernières années, comme la figure islamique la plus populaire dans les banlieues françaises.
Mais quel rôle joue-t-il exactement ? Est-il vraiment un «élément modérateur», comme l’affirment ses défenseurs ? Ou, au contraire, joue-t-il le rôle de modèle intellectuel pour des mouvements plus radicaux, comme le prétendent certains de ses détracteurs ? Mais où s’arrête le radicalisme de certains de ses admirateurs ?
– D’après ce que je sais des différentes enquêtes terroristes en cours, affirme Roland Jacquard, président de l’Observatoire international du terrorisme, il n’a jamais été poursuivi, identifié ou même soupçonné d’appartenir à un réseau terroriste. Si tel était le cas, les autorités américaines ne lui auraient jamais permis de continuer à donner des conférences sur le sol américain après le 11 Septembre. Et le ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy, n’aurait pas accepté de débattre avec lui en direct à la télévision.
50 000 cassettes vendues par an
– Cependant, ajoute Roland Jacquard, il y a de forts soupçons sur les réseaux qui le soutiennent en coordonnant ses activités de conférencier et en finançant ses déplacements sur les cinq continents. Son nom apparaît aussi dans certaines enquêtes, où des accusés, membre de réseaux terroristes, disent le connaître ou avoir suivi ses cours, comme le cas de Djamel Beghal en France et d’Ahmed Brahim en Espagne. Mais, encore une fois, rien dans ces dossiers n’a permis d’établir une quelconque preuve de l’appartenance de Tariq Ramadan à un réseau terroriste.
En effet, dans l’affaire Beghal, cet islamiste français arrêté au lendemain du 11 septembre 2001 à la tête d’un réseau lié à Al Qaida qui préparait un attentat contre l’ambassade américaine à Paris, le nom de Tariq Ramadan n’est cité qu’au détour d’un aveu sur les circonstance de sa «réislamisation». Ce beur français affirmait avoir découvert l’islam en suivant ses cours en 1994. Mais il n’y a aucune preuve d’une influence délibérée ou d’une tentative d’endoctrinement.
Dans l’affaire de l’islamiste Ahmed Brahim, arrêté en Espagne en avril 2002, et décrit par le juge antiterroriste Baltasar Garzon comme «l’un des trésoriers d’Al Qaida en Europe», la référence à Ramadan est plus problématique. Ce dernier nie catégoriquement ces relations, et affirme ne pas connaître Brahim. On sait pourtant, grâce à des écoutes téléphoniques effectuées en 1999 par les services espagnols de lutte antiterroriste, qu’Ahmed Brahim estimait la pensée de Tariq Ramadan.
Le 21 avril, dans un appel passé depuis l’Espagne vers un numéro à Lyon, qui s’avère être celui de la librairie islamique Tawhid, Ahmed Brahim soumet le projet d’éditer en grand nombre des cassettes de dawa (appel à l’islam).
Il expliquait à son interlocuteur le critère du choix des prédicateurs les plus à même d’élaborer ces cassettes : «Ce que nous cherchons, ce sont des gens qui commencent avec la phrase : “Allah est grand”, avec charisme, avec des exemples économiques, des phrases simples qui disent les choses point par point.» Il insiste sur le fait qu’il faut «simplifier les thèmes pour permettre au plus grand nombre de mieux comprendre, afin de se convertir à l’islam».
Le nom de Tariq Ramadan est cité dans la conversation, aux côtés de deux autres candidats-prédicateurs : Hassan Gussen et Tarek Ubru.
“Travailler pour le chemin d’Allah”
Plus loin, Brahim précise encore qu’il a «besoin de gens qui parlent le français, car ceux que j’ai ici ne le maîtrisent pas bien. Est-ce que tu peux me trouver des gens prêts à venir ici, tous frais payés… pour travailler pour le chemin d’Allah».
Les responsables de la libraire Tawhid, tout comme Tariq Ramadan, nient avoir eu des rapports avec Ahmed Brahim. Pourtant, les éditions Tawhid éditent et vendent actuellement 50 000 cassettes de Tariq Ramadan par an. Simple coïncidence ? Ou s’agit-il du projet inspiré par Ahmed Brahim en 1999 ?
Le mouvement islamiste est une nébuleuse. Dans le cadre d’une plainte déposée auprès du tribunal fédéral de Washington par 5 600 personnes, parmi les familles des victimes des attaques du 11 Septembre, le Centre islamique de Genève est accusé d’avoir organisé, en 1991, une rencontre secrète à l’hôtel Penta, en Suisse, entre le chef de file du Djihad égyptien, Aymen Zawahiri, et le guide spirituel de la Jama’a Islamiya égyptienne, sheikh Omar Abdurahman, qui purge actuellement une peine de prison à vie pour avoir commandité le premier attentat contre le World Trade Center, en 1993.
Dans la même plainte déposée par les familles des victimes du 11 Septembre, le Centre islamique de Genève est également accusé d’avoir été financé par Al Taqwa, une banque islamique genevoise dont les comptes ont été gelés dans le cadre de la lutte contre les réseaux de financement du terrorisme.
Tariq Ramadan a toujours affirmé ne pas connaître Zawahiri ni Abdulrahman, et nié avoir organisé une quelconque réunion. Quant à la banque Al Taqwa, «aucun transfert de fonds n’a eu lieu entre cette banque et le Centre islamique de Genève, pas un seul sou», a-t-il assuré dans un communiqué.
Pourtant, Ahmed Hubert, un Suisse converti à l’islam par le biais du Centre islamique de Genève, qui était membre du conseil d’administration de Al Taqwa, reconnaît que de «petits dons» ont eu lieu à l’occasion… du mois du ramadan !