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Le Figaro
31 janvier 2004
Antoine Menusier
Est-il un idéaliste sincère ou un opportuniste politique ? Un idéologue ou un intellectuel ? Un pieux musulman ou un islamiste rétrograde ? Que veut-il ? Occidentaliser l’islam ou islamiser l’Occident ? Portrait.
Tariq Ramadan, père de deux fils et d’une fille, est né à Genève il y a quarante et un ans. Alors que Charles Pasqua, en 1995, l’avait interdit de territoire, la République française l’a aujourd’hui adoubé. Elle a fait de lui son mufti. Pour mieux le tenir ou le contrôler ? Peut-être.
Bizarrement, Ramadan ne siège pas au Conseil français du culte musulman (CFCM), l’instance représentative de l’islam en France, créée par l’Etat. Certes, le Genevois est de nationalité helvétique. Mais sa femme, convertie à l’islam, est française. S’il tient, de droit, à rester suisse, c’est qu’il estime en tirer profit : la Suisse, avec son côté Atlantide des Alpes, a toujours paru lointaine et mystérieuse aux Français. Et puis, Genève n’est-il pas l’un des poumons de la Réforme ? N’a-t-on pas, aux Etats-Unis, comparé Ramadan à l’Allemand Martin Luther, l’un des pères du protestantisme avec le Genevois Calvin ? Or, «frère» Tariq, comme ses auditoires le nomment parfois avec respect et admiration, prétend réformer l’islam.
Précisément, demeurant à Genève, dans le mythe, mais avec un bureau à Paris, dans la réalité, il cultive l’avantage de la distance. Il fait croire qu’il est irrécupérable, incorruptible, pur. De son Colombey genevois, ce professeur de philosophie et d’islamologie se tient en réserve de l’islam de France. Mais la France, qu’il s’agisse des politiques, des journalistes ou des fidèles, sans cesse le réclame. Avec Sarkozy, il aura été l’une des personnalités de 2003. Et peut-être même qu’un jour ces deux hommes se retrouveront ailleurs que sur un plateau de télévision : Sarkozy en président, Ramadan en ministre ?
Tariq Ramadan est le fils de l’Egyptien Saïd Ramadan, gendre de Hassan al-Banna, le fondateur, en 1928, des Frères musulmans. Ce courant idéologique est le creuset de l’islamisme. De dimension universelle, il s’appuie sur la oumma, la communauté des croyants, par opposition à l’autre courant majeur de la religion musulmane, le nationalisme. Autrefois chien et chat, islamisme et nationalisme font aujourd’hui cause commune au Proche-Orient.
Saïd Ramadan, qui a émigré en Suisse en 1954 fuyant les persécutions nassériennes, a eu cinq enfants : quatre fils et une fille. Hani dirige le Centre islamique de Genève, fondé par son père. Début 2003, le gouvernement cantonal genevois l’a démis de son poste d’enseignant de l’école publique pour avoir justifié la lapidation des femmes dans une tribune libre du Monde. Tariq, le benjamin, ne cesse, depuis, de se démarquer idéologiquement de son frère, sur le mode du «lui c’est lui, moi c’est moi». Aymen, l’aîné, médecin réputé, compte de riches Arabes du Golfe parmi sa clientèle.
Les Ramadan sont une dynastie en exil, une dynastie intellectuelle et religieuse. Fidèles à l’enseignement du grand-père maternel et à celui du père, ils s’efforcent de transmettre la connaissance islamique en l’adaptant à l’environnement. L’Occident est cet environnement.
Un immense pouvoir de séduction
En une décennie à peine, Tariq Ramadan a rédigé une douzaine de livres et participé à la rédaction d’une dizaine d’autres. Quelle énergie ! Où la puise-t-il ?
– Tariq Ramadan fait du «copier-coller», relève, irrité, celui qui fut son directeur de thèse à l’université de Genève, Charles Genequand, titulaire de la chaire d’arabe. Au fond, ajoute le professeur, il écrit toujours le même livre.
Quand bien même, qui lui en fait le reproche ? Pas celles et ceux, en tout cas, qui l’écoutent et semblent le vénérer. Au printemps 1994, invité par une association de jeunes musulmans de Marseille, Tariq Ramadan, auréolé d’une année passée au Caire en études islamiques, n’a pas 32 ans, et déjà il subjugue : face à lui, des adolescentes, presque toutes voilées, et des adolescents, regroupés selon leur sexe de part et d’autre d’une salle des fêtes. Son pouvoir de séduction et de persuasion est immense. Il leur dirait de se révolter contre les impies, peut-être se révolteraient-ils ; de prendre les armes, peut-être les prendraient-ils sur-le-champ. Mais Ramadan n’est pas un émir du GIA algérien. Alors, que transmet-il à ces jeunes Marseillais ? Il leur demande d’être vertueux. Il leur enseigne que l’islam est la paix, et d’abord la paix intérieure. Il leur dit qu’ils ont toute leur place en France et que la laïcité est pour eux une chance. Mais aussi, à l’attention des filles seulement, que l’islam est pudeur, que le port du voile est un geste de foi et qu’elles ont droit, comme les garçons, aux études. Il les invite à s’élever dans la société, mais à rester soumises à Dieu. La journée finie, jeunes gens et jeunes filles se séparent, comme le font les scouts. Ils se lavent les dents, prient, dorment à même le sol dans des sacs de couchage. D’autres conférences les attendent le lendemain. On se croirait à Taizé il y a trente ans.
C’est par ce travail sur les âmes que Tariq Ramadan, grand frère parmi les «frères» et les «soeurs», a gagné ses galons de général. Il n’était pourtant pas à l’époque le seul orateur vedette. Il y avait aussi son frère Hani, très pieux mais surtout très bigot. Et Hafid Ouardiri, rival de Tariq, aujourd’hui porte-parole de la mosquée de Genève, tenue par les «Saoudiens», parfois amis, parfois ennemis des Frères musulmans. En dix ans, le jeune Tariq a fait du chemin et des jaloux.
Charles Genequand estime avoir été trompé par Tariq Ramadan.
– C’est un idéologue, un pseudo-intellectuel, dit-il de son ancien étudiant. Je le considère comme un opportuniste vaniteux qui cherche à se faire passer pour le chef spirituel de l’islam européen. Ses idées ? Une vision étriquée et assez rétrograde de l’islam, pour tout dire.
Le professeur Genequand se décrit comme «un partisan de la laïcité, plutôt conservateur».
– M. Ramadan s’est moqué de moi. En 1993, il a commencé un travail de thèse qui devait porter, disait-il, sur la pensée réformiste de l’islam depuis le XIXe siècle. En 1997, ne tenant pas à cautionner un écrit purement idéologique, dénué de tout aspect scientifique, j’ai démissionné de mon poste de directeur de thèse. Deux autres membres du jury se sont retirés, comme moi. M. Ramadan a fini par l’avoir, sa thèse. «Hassan al-Banna, la pensée d’un siècle. Aux sources du réformisme islamique contemporain», c’était son titre. Mais, fait rarissime, elle n’a pas obtenu la mention «très honorable» du jury. Ce que voulait M. Ramadan, c’était un titre universitaire, et vite.
La stratégie du donnant-donnant
«Frère» Tariq serait donc, selon Charles Genequand, un imposteur. Un faux dévot, un Tartuffe. Voyant passer le train de l’altermondialisme, il y serait monté, apportant un peu de croyance à cet Occident en détresse.
– C’est un choix cohérent, estime au contraire le pasteur Jean-Claude Basset, qui a longtemps côtoyé Tariq Ramadan dans le cadre du dialogue interreligieux genevois.
– Je le connais depuis plus de dix ans, raconte le pasteur. En s’engageant aux côtés des altermondialistes, il est fidèle à ses idées. Il est très attaché à la notion d’altérité, il se préoccupe des handicapés et milite en faveur du tiers-monde. Pour moi, Tariq Ramadan est un musulman ouvert, soucieux de justice sociale.
Mais la cohérence des idées s’accommode des calculs politiques. Khadija Mohsen-Finan, chercheur à l’Institut français des relations internationales (Ifri), auteur d’un passionnant article sur Tariq Ramadan, affirme, elle, que le choix de l’altermondialisme obéit, de part et d’autre, à une stratégie. C’est du donnant-donnant. Les dirigeants de cet énorme mouvement ont compris qu’une dose de foi dans le cocktail altermondialiste ne déplairait pas à une partie de leur public, les musulmans des «quartiers».
– Ramadan essaie d’allier des mondes qui ne sont pas forcément faits l’un pour l’autre, explique Khadija Mohsen-Finan : le trotskisme et l’islam, la laïcité et l’islam.
Au fil des ans, Tariq le «grand frère» est devenu Tariq le politique, une sorte de télé-évangéliste sur cassettes. Il s’en vendrait 50 000 par an à travers un réseau de distribution contrôlé par les éditions Tawhid, de Lyon, c’est-à-dire par Tariq et Hani Ramadan qui ont la haute main sur cette maison d’édition.
Tariq fait donc de la politique. Il choisit plutôt bien ses cibles. La monarchie saoudienne, par exemple, qu’il dit exécrer. Mais qui, dans les opinions européennes, n’exècre pas ce système ? Un leader musulman qui demande ni plus ni moins que la chute des Saoud, protecteurs du fondamentalisme wahhabite, a forcément des qualités. La réalité semble toutefois plus complexe. Ramadan entretiendrait de bons rapports avec des princes saoudiens et, en 2002, il aurait assisté à une réception donnée par l’ambassade d’Arabie Saoudite à Paris.
Si Tariq Ramadan a embrassé la politique, ce serait un peu malgré lui, selon le pasteur Jean-Claude Basset.
– Il a été plébiscité, il a répondu à la demande des jeunes. S’il occupe aujourd’hui cette place en vue et s’y maintient, c’est plus par responsabilité envers eux que par opportunisme.
Responsable opportuniste, ça existe ? Son article stigmatisant le «communautarisme» de certains intellectuels juifs français dans la question proche-orientale, publié sur le site internet du Forum social européen, début octobre, a fait scandale.
– C’est son premier faux pas, estime le rabbin François Garaï, chef de la communauté israélite de Genève.
– Ce texte est antisémite, il participe de la théorie du complot, juge le président de la section suisse de la Licra, Patrice Mugny, conseiller municipal de Genève. Mais Tariq Ramadan n’est pas antisémite, assure encore l’élu genevois.
L’islam, la politique et l’Occident
La Licra-Suisse n’a pas condamné la prose de Ramadan.
– Nous aurions dû, reprend Patrice Mugny.
L’auteur de la «liste» n’a pas «présenté ses excuses», comme le lui demandait, sans y croire, le ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy, lors de l’émission «Cent minutes pour convaincre», début décembre, sur France 2. Khadija Mohsen-Finan a vu l’émission. Elle trouve que l’invité genevois a manqué de sens politique. Sur la lapidation des femmes, «Ramadan, au lieu de proposer un moratoire, ce qui faisait le jeu de Sarkozy, aurait dû rétorquer ceci : “Mais, Monsieur le ministre, vous connaissez beaucoup de femmes lapidées dans les banlieues françaises ?” Ensuite, sur la question du voile, il aurait dû répondre que cela ne concerne qu’une minorité ».
Mais non, ce soir-là, il s’est tenu au-dessus des contingences, commettant ce qu’il faut bien appeler un péché d’orgueil.
Ses élèves du lycée de Saussure, à Genève, n’auraient manqué l’émission sous aucun prétexte. Ils défendent leur professeur de philosophie avec ardeur.
– Jamais M. Ramadan ne nous parle de son engagement politique et religieux, affirme Camille, élève de terminale. C’est un prof à part entière, drôle et gentil. Il a beaucoup de prestance et il n’a pas son pareil pour nous intéresser à la matière enseignée. C’est nous, après un cours, qui lui avons demandé de s’expliquer sur la lapidation. Il était évident que M. Ramadan, en proposant un moratoire à Sarkozy, cherchait à ne pas se couper d’une partie de son auditoire musulman. M. Ramadan est naturellement contre la lapidation. Par contre, il est normal que son frère Hani ait été licencié de l’école publique pour ses propos : on ne peut pas être à la fois imam et prof.
– Je connais Tariq Ramadan depuis une vingtaine d’années, confie le rabbin François Garaï. Auparavant, il n’y avait pas de sujets conflictuels entre nous. Nous en restions aux idées théologiques et n’abordions rien de très concret. Puis la deuxième Intifada a éclaté et nous avons assisté à la montée d’un volontarisme musulman. Tariq Ramadan a acquis une dimension militante suite à des éléments fortuits. Devenant plus militant, il est devenu plus médiatique. Avec l’âge, il a pris confiance en lui. Mais le fond de sa pensée, lui, n’a pas varié. Ramadan croit que l’Occident, en avance sur le monde islamique dans presque tous les domaines, est en décadence morale, ce qui ne l’autorise pas à faire la morale aux musulmans. C’est de l’islam que viendra le renouveau spirituel. Là-dessus, Tariq et Hani, c’est du pareil au même.
Islamiser l’Occident ? C’est tentant, mais les attentats du 11 septembre 2001 ont durablement terni l’image de l’islam, qui n’était déjà pas très nette. Tariq Ramadan le sait. Tout le monde le sait. Occidentaliser l’islam ? C’est plus réaliste et à la portée de Ramadan. Il a conquis la France, restent les Etats-Unis, un grand pays qui compte beaucoup de musulmans et où il est toujours bien reçu, dit-il. Il vient d’être nommé pour un an à l’université catholique Notre-Dame d’Indiana pour enseigner sur le thème «Religion, conflit et promotion de la paix».