Le mémoire de Rachid Raffa a été soumis en septembre dernier. Un lecteur a suggéré qu’on l’affiche, ce que nous avons accepté compte tenu que M. Raffa est prisé des médias et qu’on le voit sur toutes les tribunes. Il est perçu comme un «modéré» par la classe politique et médiatique. M. Raffa fustige tout le monde, et recommande des camps de rééducation pour les Québécois rébarbatifs à l’islamisation. Notre collaborateur Helios d’Alexandrie a écrit un commentaire sur ce mémoire insultant, que nous affichons en même temps.
Malheureusement pour M. Raffa, la thérapie de choc grandiose qu’il prescrit n’a pas beaucoup de chances de succès puisqu’il pose un mauvais diagnostic sur les graves maux dont souffriraient les Québécois. Il semble que les Européens, les hindous de l’Inde et de Malaisie ainsi que les bouddhistes souffrent tous de la même « maladie » décelée par M. Raffa. Partout, les musulmans menacent l’identité, le mode de vie et même la survie des autres peuples qui, évidemment, résistent. M. Raffa, la résistance des islamolucides est un état incurable et irréversible!
On aurait souhaité que M. Raffa, et tous les groupes de pression musulmans qui ont soumis des mémoires à la Commission Bouchard-Taylor aient le minimum de décence d’admettre qu’en tant que minorités, ils sont mille fois mieux traités par les «infidèles» du Québec que les impies et mécréants le sont dans les pays où dominent leurs coreligionnaires.
N’oubliez pas de lire le commentaire de notre collaborateur Helios d’Alexandrie sur le mémoire de M. Raffa. C’est la réponse de Point de BASCULE aux mémoires de tous les groupes de pression islamiques qui se sont fait entendre depuis le début des consultations publiques sur les accommodements religieux et qui continuent de faire entendre leur discours victimaire, accusateur, moralisateur et suprématiste sur toutes les tribunes imaginables.
Le texte intégral du mémoire de M. Raffa est disponible au bas de cet article.
Mémoire soumis à la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles, par Rouhami Rachid RAFFA, le 26 septembre 2007.
Le mémoire est soumis à titre personnel et en qualité de citoyen algéro-québécois et canadien, de religion musulmane, soucieux de l’intégration des Néo-Québécois à la société et à la culture publique commune du Québec.
D’emblée, je ne puis m’empêcher d’affirmer que nous payons aujourd’hui collectivement pour la faiblesse de l’action des pouvoirs publics, des décennies durant, dans la gestion de la diversité ethnique, culturelle et religieuse grandissante au Québec. Un laisser-faire parsemé d’initiatives ponctuelles et sans lendemain et d’énoncés de principes nous a été servi en guise de «politiques» d’immigration et d’intégration des Néo-Québécois et des membres des communautés culturelles.
Les efforts remarquables des écoles publiques de la métropole montréalaise pour intégrer la diversité à laquelle elles se devaient de faire face n’ont pas essaimé avec la même acuité dans les autres secteurs de la société, ce qui explique l’attrait du ghetto chez des minorités vulnérables, davantage touchées par la déqualification professionnelle et le chômage, à savoir les Noirs, les Arabes et les musulmans.
Face à l’augmentation inéluctable d’une immigration de plus en plus diversifiée, les pouvoirs publics se sont gardés de sensibiliser la population et les personnes en charge des institutions de la réalité et de la complexité de cette même diversité, et surtout de sa nécessité démographique et économique. Les ateliers, séminaires et formations de sensibilisation à la diversité dans les écoles, les tribunaux, les services sociaux et de santé, la fonction publique et les organismes publics sont aussi récents qu’insuffisants alors que des gestionnaires restent démunis face à des demandes d’accommodement raisonnable (AR) quand ils ne sont pas victimes, parfois, de préjugés ostracisants qui entretiennent l’exclusion.
Je me dois aussi de vous faire part du double malaise que j’éprouve d’abord quant au mandat – tel que formulé officiellement – de la commission que vous présidez, et de la nature des travaux entrepris dans ce cadre. Bien évidemment, en dépit de mon attitude critique, mon propos et ma présence devant vous prouvent ma volonté sincère d’apporter une petite contribution à la réflexion de deux éminents intellectuels des plus crédibles et des plus respectés à qui a été confiée une tâche colossale que certains qualifient d’impossible.
Ce double malaise s’accompagne aussi d’une inquiétude qui ressort de la lecture même des documents que la commission a mis à la disposition du public; elle a trait à la possibilité d’une hiérarchisation des droits.
C’est dire que la solution ne peut être simple car nous touchons de près des questions aussi délicates que l’identité personnelle et collective et l’intime conviction religieuse, notions difficilement réductibles à toute velléité de normalisation et d’encadrement.
Un mandat qui cible mal la problématique
Premièrement, il est pour le moins surprenant, que le gouvernement, dans sa volonté d’apaiser les esprits échaudés par la polémique médiatique et populaire de l’hiver dernier sur l’AR, se soit permis de mal cibler le problème, évitant de reconnaître l’évidence, à savoir que l’AR ne pose problème en définitive qu’en matière religieuse, et plus encore pour les religions non chrétiennes presque exclusivement. Une série d’éléments a entretenu la confusion, à savoir :
En plus du fait que le gouvernement ait si peu fait pour expliquer la nature et la valeur de l’AR, rien de tangible n’aura été entrepris pour dissocier l’AR – qui concerne l’individu – des arrangements avec des groupes religieux ou entre voisins, entretenant ainsi un amalgame dont nous paierons encore longtemps le prix du fait qu’il a marqué durablement les esprits d’une partie de la collectivité québécoise soumise à un matraquage médiatique éhonté.
Ce dernier a entretenu le mythe que toute demande d’AR était acceptée et acceptable, alors qu’en réalité, des requêtes sont rejetées tant à l’amiable que par les commissions des droits de la personne, le tribunal des droits de la personne et les autres instances judiciaires.
Parallèlement, on a fait croire à la population que les Juifs et les musulmans sont à la source de la majorité des demandes d’AR alors que la réalité, passée sous silence bien qu’elle ait été signalée par la Commission des droits de la personne, est tout autre puisqu’elle concerne des communautés chrétiennes protestantes…ce qui ne semble pas offusquer grand monde au Québec.
En outre, on a réactivé ce vieil appel à la mobilisation en mêlant ce débat confus et mal amorcé à celui de la préservation de la langue française sans que cela soit justifié le moins du monde; il faut être de mauvaise foi pour insinuer que la survie du français soit menacée! Ce ne sont certainement pas les Arabo-berbères Maghrébins – francophones convaincus et sélectionnés à ce titre par Immigration Québec – qui vont remettre en cause le français qui est leur langue d’usage.
Bien plus, on en a profité pour compliquer davantage la situation en y mettant en cause les politiques et les niveaux d’immigration qui risqueraient de rompre un équilibre au détriment du noyau dur de la majorité érodée des Québécois de souche.
De nombreuses personnes projettent ce qu’elles vivent et ce qu’elles constatent en termes de sécularisation de la société sur des institutions étatiques qu’elles considèrent comme laïques alors que la laïcisation de l’État n’est ni achevée, ni officiellement proclamée. Les exemples à l’appui d’un tel constat existent, tant en matière d’immigration – ententes de « sous-traitance » de la sélection d’immigrants indépendants sur une base religieuse – qu’au plan de la gestion des écoles privées confessionnelles dont certaines sont carrément hors-la-loi.
En bref, on a donc subi, l’hiver dernier – et cela se poursuit à l’occasion des audiences publiques de la commission – une confusion inextricable mêlant AR, sécularisation, laïcité, égalité des genres, immigration, intégration des immigrants, préservation de la langue française, définition et affirmation de l’identité québécoise…Le tout dans un contexte émotif qui donne la nette impression que la nation québécoise est en danger et qu’elle est l’objet d’attaques du fait que les juges et les chartes des droits permettent à des minorités de réclamer et d’obtenir des avantages indus au détriment d’une majorité qui leur a accordé le privilège exorbitant d’entrer sur son sol et d’y vivre…
Les forums publics de la commission démontrent tout aussi clairement que ce vieux sentiment d’être assiégé traverse encore puissamment une bonne partie de la société québécoise, se réveillant subitement au moindre malaise médiatisé, même quand aucun enjeu réel n’existe comme nous le démontre le faux problème du vote de femmes portant un voile intégral qui a attisé une islamophobie déjà bien portante.
En vérité, si une majorité de Québécois ne sait pas tellement quoi faire avec une diversité grandissante, visible et attachée à des expressions de foi, elle reste tentée par la voie de l’assimilation des immigrants qu’elle voudrait voir à son image, c’est-à-dire, en ce qui nous concerne présentement, sécularisés, imitant ainsi les cousins de France fiers de leur laïcité qui a pourtant atteint ses limites et qui est difficilement exportable au Québec. Ici, la laïcité est perçue parfois autrement que sous l’angle de la neutralité de l’État; certains vont jusqu’à projeter la sécularisation poussée de la société sur des institutions publiques qu’elles voudraient voir hostiles à toute expression du religieux.
C’est donc dans ce cadre pour le moins confus que s’inscrit le mandat formel de la commission concernant les différences culturelles et non l’expression du religieux – dans sa diversité – dans l’espace public. Sans entrer dans un débat sur la nature de la religion soit comme source de culture, soit comme composante de la culture – débat qui va bien au-delà des querelles sémantiques et qui ne serait pas du tout pertinent pour les besoins de la cause qui nous réunit – ne faut-il pas voir là un biais de la part des pouvoirs publics?
À mon humble avis, un tel biais est réel et illustre d’ailleurs assez bien l’irresponsabilité des plus hauts rouages de l’État québécois durant la crise hivernale qui a attisé des passions nationalistes aux connotations parfois xénophobes, voire racistes, et ce en raison du silence coupable des instances politiques et de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ). La crispation identitaire qui s’est alors manifestée subitement au sein d’une frange de la population majoritaire, dite québécoise de souche, a dérapé sans contrôle, devenant subitement un enjeu électoral majeur concernant l’avenir d’une société dont le réflexe historique de crainte de la « submersion » a été exploité avec duplicité et sans vergogne par un parti politique populiste de droite, marginal sur l’échiquier politique, au point de lui permettre d’accéder facilement au statut privilégié d’opposition officielle à l’Assemblée nationale.
On en est arrivé à condamner et le concept et la pratique de l’AR dans son ensemble, occultant totalement le fait que ce dernier a constitué l’outil le plus apte à contrer la discrimination indirecte dont étaient victimes des handicapés, des femmes enceintes, des mères qui allaitent et d’autres membres de groupes minoritaires ou vulnérables, ici comme partout au Canada. Les attaques répétées et sans discernement contre l’AR, devenu subitement un enjeu social considérable, ne doivent être analysées que sous l’angle d’une réalité propre à la société québécoise qui a du mal – contrairement aux autres provinces canadiennes – à apprivoiser l’affirmation et l’expression d’identités basées sur l’appartenance religieuse de groupes minoritaires divers, essentiellement non chrétiens. L’AR en matière religieuse est devenu dès lors, aux yeux de nombreuses personnes, compromission inacceptable battant en brèche des valeurs fondamentales et mettant en cause la paix et la cohésion sociales.
Il est donc essentiel de recentrer le débat, à partir du mandat inutilement trop large de la commission, vers ce qui pose réellement problème à la société québécoise, c’est-à-dire les demandes d’accommodement fondées sur des motifs religieux. Il est clair que les audiences de la commission auront, jusqu’ici, mis en évidence le malaise de la société face au pluralisme religieux et à son expression privée et publique, et donné lieu à l’affichage de sentiments antisémites et islamophobes auxquels on rattache, à tord ou à raison, la sacro-sainte égalité des sexes, comme si cet acquit n’était pas aussi récent que fragile et inachevé au Québec.
Les difficultés objectives d’encadrer l’AR
Le deuxième malaise s’exprime à partir des interrogations suivantes : sachant qu’aucune loi ne régit l’AR, peut-on légiférer en la matière? Est-il possible d’encadrer une pratique que les tribunaux ont consacrée pour lui donner une pleine valeur juridique dès que l’accommodement est accordé? De telles questions soulèvent de sérieuses difficultés en raison des arguments suivants :
– L’AR demeure un droit individuel qui ne fait pas nécessairement jurisprudence, la demande d’AR étant analysée, accordée ou refusée au cas par cas.
– La grande majorité des cas d’AR relève d’ententes à l’amiable, donc extrajudiciaires, entre parties censées être responsables, et donnent rarement lieu à de la polémique. La commission les qualifie, fort à propos d’ailleurs, d’ «ajustements concertés». Il s’agit de compromis issus de la concertation, du dialogue, de la tolérance et du respect, comme ceux que les êtres humains se côtoyant en société s’accordent pour un meilleur vivre-ensemble. Il en est de même d’ailleurs des arrangements impliquant des groupes religieux, ententes de nature privée qui ne relèvent pas de l’AR et dont on ne devrait pas se mêler.
– Les cas d’AR en matière religieuse obtenus hors cour ou découlant de décisions de la CDPDJ ou des tribunaux compétents sont peu nombreux, même s’ils subissent une hypermédiatisation qui accentue l’irritation d’une partie de l’opinion publique.
– Droit d’exception, l’AR comporte ses propres limites bien explicitées par les juges à travers la notion de « contrainte excessive ». Étant de source jurisprudentielle, l’AR ne peut, en principe, être balisé que par les tribunaux.
Toute tentative d’encadrement s’avère ardue d’autant plus que l’AR ne découle d’aucune législation, étant un pur produit, d’abord et en grande partie de la nature humaine portée au compromis, et ensuite de la jurisprudence qui a d’ailleurs le dernier mot en la matière.
Par ailleurs, la tentation est forte, dans une culture civiliste interventionniste sur le plan législatif et réglementaire, de se doter de textes contraignants, à l’image de ce qui s’est passé en France avec la Loi sur les signes religieux ostensibles ou en Turquie. On oublie que l’AR a peu de chance d’émerger dans une société régie par le droit civil, et qu’il est le produit de la souplesse anglo-saxonne de Common Law où la jurisprudence occupe une place majeure. En ce sens, le Québec, pétri tout de même de droit civil, n’échappe pas au bi-juridisme canadien et donc à une certaine influence de la culture juridique d’origine anglaise.
L’AR et l’approche subjective des tribunaux en matière religieuse
Une autre difficulté à régir la pratique de l’AR en matière religieuse tient au fait que les tribunaux ont opté pour une conception et une approche délibérément subjectives des motifs religieux invoqués par les demandeurs.
En d’autres termes, l’expression de la conviction de la personne requérant un AR semble suffire aux yeux des juges, et au premier chef de la Cour suprême du Canada, sans qu’il soit toujours nécessaire d’apporter des justifications ou des preuves de nature plus objective justifiant et supportant la demande, qu’il s’agisse de sources scripturaires (textes sacrés), de l’opinion d’experts ou du témoignage de responsables religieux.
En ce sens, les juges ont opté bien plus pour la sincérité de l’expression de la croyance religieuse individuelle que pour sa validité, ce qui s’explique aisément car on les voit mal s’ériger en tribunaux religieux devant trancher entre orthodoxie, hétérodoxie et dérives sectaires, entre interprétations divergentes, entre tendances contraires ou hostiles et entre écoles de pensée dans chacune des nombreuses expressions de foi présentes sur le territoire. Cependant, une telle jurisprudence, majoritaire certes, n’est pas unanime comme on le verra ultérieurement.
Le danger de la hiérarchisation des droits
La commission a pris le risque – inutile à mon point de vue – de poser la question de la possibilité de procéder à une hiérarchisation des droits, laquelle, à mon sens, est inacceptable dans une société démocratique qui a intégré la culture du droit, qui est régie par le droit et qui évolue dans le cadre d’un État de droit.
À l’encontre de la hiérarchie des normes juridiques qui est indispensable dans un État de droit, celle des droits eux-mêmes est un non-sens grave dans la mesure où les droits et les lois sont indivisibles, interdépendants et non hiérarchisables et doivent le demeurer. Les normes juridiques, en définitive les textes, se doivent d’être hiérarchisés, ce qui fait, par exemple, qu’une loi ne peut déroger à une disposition constitutionnelle et qu’elle peut être modifiée par une autre loi et non par un décret ou une directive.
Cependant, le contenu des droits ne peut souffrir d’une quelconque hiérarchisation qui « sacraliserait » certaines dispositions par rapport à d’autres. Hiérarchiser quelques droits – lesquels? – par rapport à d’autres – sur la base de quels critères? – reviendrait à les inscrire dans la constitution, texte fondamental et suprême. Vouloir éliminer le religieux du champ de l’AR est à la fois injustifié et injustifiable, à mois de tomber, par exemple, dans le système kémaliste à la turque où l’armée tient la démocratie en tutelle et en bride au nom d’un nationalisme ethnique antireligieux qui a réussi à inscrire dans la Constitution l’interdiction absolue du Hijab de toutes les institutions publiques.
Il paraît impensable d’insérer, dans un corpus québécois de valeur (quasi) constitutionnelle, l’interdiction de toute expression religieuse dans les institutions publiques, voire dans l’espace public; cela irait de toute façon à l’encontre de la Charte fédérale des droits qui continue à régir les relations entre les citoyens et les institutions étatiques. Et ce sans compter que ledit corpus (quasi) constitutionnel québécois aurait du mal à passer l’épreuve de la Charte du Québec elle-même et des tribunaux, et ce sans compter la Déclaration universelle des droits de l’homme et les conventions internationales qui, en la matière, lient le Canada et le Québec. C’est dire qu’on ne peut ni s’attaquer aux Chartes en les «ouvrant» facilement pour en soustraire certaines libertés, s’agissant de droits fondamentaux acquis sur les plans national et universel, ni restreindre indûment la liberté de religion qui bénéficie d’une véritable garantie constitutionnelle.
Recommandations – Pistes de solution
L’analyse critique ci-dessus ne vise qu’à rappeler des réalités qui font qu’il est illusoire de vouloir baliser les accommodements en leur traçant des contours rigoureusement précis. Peut-on rejeter les requêtes déraisonnables par le biais d’une autre notion que celle de la « contrainte excessive »? Si les juges se gardent bien de se muer en tribunaux religieux nécessairement multiconfessionnels, est-il sage pour le législateur de s’arroger pareille responsabilité et de décider de manière générale là où la jurisprudence se contente d’analyser et de décider au cas par cas?
– La « balise » mise au point par la jurisprudence peut sembler floue et subjective, mais elle a fait ses preuves pour contenir les demandes déraisonnables : il s’agit de la contrainte excessive. À cet égard, il est inutile de jeter la pierre aux tribunaux et de répéter ad nauseam que nous vivons sous un «gouvernement de juges». Ces derniers n’ont rien demandé et ne font que suppléer, combler et orienter en «disant le droit» là où le législateur et les textes font défaut, surtout depuis l’avènement des Chartes des droits et libertés de la personne.
Il y a lieu de réhabiliter l’AR en l’expliquant d’abord comme compromis humain courant, somme toute banal, et surtout dans son acception juridique à titre d’instrument d’égalité inventé pour contrer la discrimination indirecte découlant de l’application de normes communes. Il convient de rappeler que l’obligation d’accommodement raisonnable est un droit et non un privilège qu’une majorité accorde à une minorité. Personne ne devrait, en ce pays de droit, faire abstraction du fondement juridique de l’AR et du respect qui est dû à un droit individuel précis, en dépit du faible taux d’acceptabilité sociale qui l’affecte encore au Québec dès qu’il s’agit de religion.
Si des groupes mal informés ou ignorants ont le droit d’expression en démocratie et ne se privent pas pour prendre la parole, est-il légitime qu’ils s’investissent dans une mission dangereuse de « justice populaire » mettant en cause le fonctionnement indépendant de notre système judiciaire quand cela leur déplaît au regard de leur réalité, de leurs perceptions ou de leurs fantasmes? Est-il acceptable enfin que des politiciens et des partis politiques se fassent du capital sur le dos de minorités en dressant un « nous » vulnérable et non dénué de victimisation face à d’« autres » dont l’activisme serait dangereux pour la société dans son ensemble et pour les valeurs fondamentales en particulier?
Dans ce pays de droit qui est le nôtre, osons faire confiance à notre justice car la jurisprudence sait s’adapter, faire preuve de souplesse, voire changer de cap, s’exerçant dans un contexte social et politique évolutif, éclairé par le droit. À ce titre, rien n’indique que l’acception de la liberté de religion et de la notion de « contrainte excessive » n’évoluera pas. Deux exemples de décisions de la Cour suprême du Canada éclairent ce propos, alors même que celles-ci avaient été accueillies un peu vite par une levée de boucliers mémorable:
L’arrêt Amselem du 30 juin 2004 portant sur l’installation d’une Souka au balcon d’un immeuble résidentiel en copropriété de Montréal, lors d’une célébration juive de plusieurs jours: presque personne n’a rendu compte de la dissidence de quatre juges dans une décision qui n’a pu rallier l’unanimité. Citons un extrait de la conclusion à laquelle en arrive l’un d’eux, le juge Bastarache, après une longue et profonde analyse : « Tout cela me permet de conclure que le droit à la liberté de religion de M. Amselem ne peut s’exercer en harmonie avec les droits et libertés d’autrui et du bien-être en général. L’atteinte au droit de M. Amselem est licite. Bien que l’interdiction de construire prévue dans la déclaration de copropriété empêche les appelants de construire des souccahs sur leurs balcons, galeries ou patios, elle ne viole pas leur liberté de religion.» Il n’est donc pas assuré que la jurisprudence ne revienne pas sur sa conception subjective, non démontrée de l’exercice d’un droit lié à une obligation religieuse, et sur la portée de la liberté de religion.
Le jugement Multani du 2 mars 2006 sur le port du Kirpan par un élève sikh : médias et faiseurs d’opinion n’ont pas insisté sur les conditions contraignantes de sûreté et de sécurité, fort détaillées, imposées par le tribunal pour le port de ce couteau rituel afin d’en éliminer toute dangerosité à l’école et lors d’activités scolaires.
– Il est toujours possible, et même très souhaitable d’élaborer et d’offrir, dans plusieurs secteurs, un véritable guide de gestion des demandes d’accommodement comme cela existe depuis l’an 2000 dans le réseau scolaire public de Toronto (Toronto District School Board : Guidelines and Procedures for the Accommodation of Religious Requirements, Practices, and Observances). Cela ne nécessite pas trop d’efforts pour adapter un tel document à des réalités locales au Québec et de s’en inspirer non seulement pour le réseau scolaire, mais aussi pour d’autres domaines comme la santé et les services sociaux.
– Mais auparavant, et même avant l’élaboration de tels guides, il reste l’essentiel, à savoir : faire admettre la diversité ethnique, culturelle et religieuse, devenue irréversible et de plus en plus visible, à la population en général, et aux Québécois dits de vieille souche afin que ceux d’entre eux qui refusent de reconnaître une réalité plurielle déjà à l’œuvre dans le Québec d’aujourd’hui, fassent le constat de cette même vérité et plus encore l’intègrent, ne serait-ce que sur un plan utilitaire, comme nécessité démographique, économique et fiscale de plus en plus pressante pour l’avenir de la Belle Province.
S’il ne s’agit pas de faire table rase d’un « nous » réel et d’un passé homogène marqué aussi par la religion et la culture catholiques, il est illusoire, voire dangereux pour l’harmonie du vivre-ensemble et pour la paix sociale, de ne pas s’ouvrir à une réalité diverse qui mérite d’être reconnue, gérée, apprivoisée et intégrée au lieu d’être crainte et ostracisée de temps en temps. Un travail hautement positif va débuter dès septembre 2008 dans les réseaux scolaires public et privé du Québec; il reste à être entrepris au niveau d’adultes pour qui le repli défensif et victimaire dans la mentalité d’assiégé est autrement plus facile et plus rassurant que l’exigeante, mais combien exaltante, ouverture à un autre et à des autres qui prennent déjà racine dans un Québec devenu leur pays et qui est déjà celui de leurs enfants.
C’est dire l’extrême importance et l’urgence d’agir de la part des pouvoirs publics, de la classe politique, des intellectuels, des médias et de toutes les branches concernées de la société civile afin de passer de la culture d’un « nous » exclusif et frileux à un «nous» inclusif s’insérant dans la culture publique commune du Québec, creuset collectif incontournable. Celle-ci existe et s’impose à tous les citoyens en ce qu’elle fonde l’identité québécoise de par ses composantes essentielles que sont la langue française et la Charte de la langue française, le Code civil et la Charte des droits et libertés, l’État de droit et la solution pacifique des conflits, la solidarité et une société civile forte et vigilante, etc. Contrairement à ce que laissent croire certains courants de pensée, l’identité québécoise existe bel et bien et il est possible de bien la définir dans tout sa vitalité et sa créativité, et ce en dépit de certaines approximations, comme c’est le cas de toutes les sociétés humaines qui s’interrogent – et en ce sens le Québec ne fait pas exception – sur leur identité tellement celle-ci est, inévitablement, évolutive, irréductible à tout carcan qui s’avèrerait au mieux futile, au pire sclérosant.
– Parallèlement, il est tout aussi urgent de lancer, à grande échelle, des programmes de sensibilisation et de formation interculturelle et multireligieuse dans toutes les institutions publiques afin d’aider les gestionnaires à acquérir des compétences dans la gestion de la diversité et des demandes d’AR. Cela évitera à la fois le laxisme, la dérive de certaines décisions et le rejet de requêtes légitimes.
– De larges secteurs d’activités étatiques et parapublics demeurent en marge de la réalité plurielle du Québec (échec de la fonction publique à recruter plus d’employés issus des communautés culturelles), ce qui disqualifie quelque peu l’État dans ses tentatives – pourtant timides – de promouvoir l’accès au marché du travail auprès du secteur privé où la discrimination n’est pas un vain mot vis-à-vis des segments les plus vulnérables de la société comme les Noirs, les Arabes et les musulmans. Tant que la lutte à la discrimination en emploi n’est pas une priorité prise en charge à bras-le-corps, il ne faut pas s’étonner du succès des sirènes du ghetto dans certains milieux ethno-religieux, voire d’une multiplication des demandes d’AR, même s’il est difficile d’établir clairement un lien de cause à effet en la matière.
Conclusion
En conclusion, l’enjeu véritable ne concerne pas les accommodements, ces derniers étant devenus, au Québec, le symptôme d’un malaise socioculturel relatif à la place de minorités non chrétiennes attachées à leur foi, et à la nature de leur intégration. On peut même y déceler, à travers une peur entretenue par la politique du tout-sécuritaire, les effets de l’islamophobie dans laquelle se complait un certain Occident.
Si une réflexion profonde n’était pas entreprise et des mesures n’étaient pas prises pour contrer ce malaise, il serait fort probablement appelé à prendre de l’ampleur vu que l’immigration sera plus nombreuse et plus diversifiée au fil des années à venir. À lui seul, le nouveau Programme d’éthique et de culture religieuse, obligatoire dès la rentrée scolaire de 2008, est nécessaire pour le long terme, mais il reste insuffisant au regard d’une actualité pressante, voire inquiétante.
En rappelant l’importance des pistes de solution présentées ci-dessus, je suis convaincu qu’il est grand temps que la majorité de la population, et au premier chef le législateur et le gouvernement québécois, décident une fois pour toutes de :
– La nature même de l’État et proclament une « laïcité à la québécoise », voie originale combinant stricte neutralité et non hostilité à l’égard des phénomènes religieux respectueux de la légalité. C’est alors que nous éviterons, toutes et tous ensemble, les écueils d’une « laïcité d’incompétence » pour accéder à une «laïcité d’intelligence», selon les expressions consacrées du philosophe français Régis Debray.
– La prise en compte et en charge d’une diversité culturelle et religieuse qui n’est pas appelée à diminuer et qui pose des défis d’intégration auxquels on ne répond que partiellement et gauchement jusqu’ici, et sans vision d’avenir, la vision d’avenir d’un Québec dont le caractère pluriel est appelée à féconder la culture publique commune.